Author/Uploaded by Valérie Pineau-Valencienne
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226486127 À François « Le crime est comme la mort, il n’est pas seulement le partage de la vieillesse et de la décrépitude, la jeunesse et la beauté sont trop souvent les victimes. » Charles Dickens, Oliver Twist Sir Peregrine arpentait, satisfait, l’esplanade du Spa Alfonso. Il avait eu raison de mettre les choses au point avec le médecin dont l’arroganc...
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226486127 À François « Le crime est comme la mort, il n’est pas seulement le partage de la vieillesse et de la décrépitude, la jeunesse et la beauté sont trop souvent les victimes. » Charles Dickens, Oliver Twist Sir Peregrine arpentait, satisfait, l’esplanade du Spa Alfonso. Il avait eu raison de mettre les choses au point avec le médecin dont l’arrogance lui déplaisait. Il jeta un coup d’œil à la clientèle du petit déjeuner. Il y avait de nouveaux arrivants, parmi lesquels une femme squelettique d’une soixantaine d’années qui émiettait son pain complet. Grande, l’air sombre en dépit de ses cheveux blancs qui voletaient gaiement au vent, elle lui jeta un regard mauvais. « Encore une vieille peau mal baisée », songea-t-il, oubliant qu’elle devait avoir peu ou prou son âge. Il remarqua également la présence d’un metteur en scène espagnol mondialement célèbre qui déjeunait en compagnie d’un homme splendide. « Eh bien, on ne s’ennuie pas », murmura-t-il, sarcastique, chassant de son esprit les flots de livres sterling qu’il engloutissait pour entretenir sa nouvelle girl-friend. La jeune Stacy, magnifique totem qu’il avait arraché à la barbe de son vieil ami écossais Alistair. Stacy n’avait aucun besoin de soins de rajeunissement, encore moins ceux d’amincissement, mais il éprouvait un profond contentement à la savoir à ses côtés, au milieu de tous ces riches matures. La possession avait son prix et il n’était pas assez idiot pour tomber amoureux d’elle. Il sifflota un vieux Rod Stewart en prenant l’ascenseur pour se diriger vers la salle de Watsu : il adorait ce soin, qui consistait à flotter dans une petite piscine d’eau chaude tandis qu’un solide infirmier vous maintenait le cou. Il regarda sa montre, il était à l’heure. Que fabriquait le type qui devait s’occuper de lui ? Il entra dans la pièce sans attendre. Il se mit à faire la planche, murmurant un I Got You Babe de sa jeunesse. Au bout de quelques minutes, la température grimpa dangereusement, et un engourdissement se propagea le long de son épaule, engourdissement qui se transforma en douleur fulgurante. Peregrine Bowles Lyons n’eut pas le temps de reconnaître l’ombre qui s’était faufilée dans la pièce, l’infarctus l’avait déjà foudroyé. 1 Trois jours plus tôt À une trentaine de kilomètres de Grenade, au Spa Alfonso, la vie semblait figée sous la chaleur brûlante de la fin du printemps. Les clients qui n’étaient pas en soins avaient déserté la piscine et restaient dans leurs suites, respirant à grandes bouffées l’air conditionné glacial des chambres au minimalisme étudié. Les bougainvillées rose et violet donnaient un aspect de feu d’artifice à l’endroit. Les amandiers embaumaient le long de l’allée principale. L’Alfonso, créé par les frères Montez, se dressait sur les contreforts de la sierra Nevada et dispensait ses méthodes pour perdre du poids, aider les personnes se remettant d’un cancer ou d’une dépression grave et enfin rajeunir grâce à des injections de placenta, d’ozone ou de cellules souches ainsi que ses corollaires cache-misère allant des soins esthétiques au Botox, voire aux liftings partiels. Pablo Montez, célèbre urologue madrilène, avait écouté tant de patients terrifiés à l’idée de vieillir qu’il était arrivé à la conclusion qu’ils étaient tous prêts à retrouver leur âge d’or, quel qu’en soit le prix. Il avait réussi à convaincre son frère aîné Francisco, directeur de la division Europe chez Caixabank, d’investir en famille pour construire la clinique du futur. Une clinique déguisée en palace dans lequel de riches et fragiles clients pourraient perdre dix ans et, éventuellement, en gagner vingt moyennant une existence disciplinée, modérément sportive, mais ascétique sur le plan nutritionnel. Francisco ne fut pas difficile à convertir, lui-même traversait les affres des débuts de la cinquantaine. Francisco avait hérité du charme castillan du père Montez, laissant au cadet l’aspect rond et épais de leur mère. C’est lui qui avait épousé la plus jolie fille de leur joyeuse bande madrilène, et qui avait un succès constant auprès des femmes. Pablo s’était résigné à ressembler à un abbé ventru tel qu’on les portraiturait sur les enluminures du Moyen Âge et il avait fait de son agilité intellectuelle son atout majeur. Si l’aîné se dressait avec une prestance innée, le bagout du cadet remportait les suffrages. À Pablo le don d’éloquence, à Francisco la puissance magnétique du silence. Durant sa jeunesse, Francisco avait pourtant vécu sa beauté avec difficulté. Il plaisait non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes. S’il avait accepté en souriant les missives sans équivoque des étudiantes de son université, il avait eu toutefois plus de mal à repousser les avances agressives de son professeur de gestion et en avait gardé une gêne tenace envers ses congénères. Il avait trouvé son équilibre presque exclusivement parmi la compagnie des femmes, non par esprit de séduction, mais par bien-être fondamental. Les deux frères auraient pu servir de modèles à des illustrations de Don Quichotte et Sancho Panza, n’eût été l’indolence du plus grand, sa douceur féminine. Francisco avait un visage émacié, sorti d’un tableau du Greco. Des traits fins, un nez aquilin surmontant des lèvres pleines, des yeux foncés en amande et dont le regard semblait survoler les interlocuteurs – chez Francisco, joie et colère se rejoignaient dans une disposition naturelle : le mutisme. Et tandis qu’il acceptait les hommages à son physique sur un mode languissant, son cadet avait appris à régner pour deux. Pablo n’avait jamais pris ombrage d’une possible comparaison peu flatteuse avec son aîné, car ils s’adoraient, s’enrichissaient mutuellement de leurs différences, variaient les rôles de suiveur ou de leader au gré de leurs humeurs. Ils poussèrent leur complicité jusqu’à se marier le même jour, un radieux soir de juin 1996 dans l’église collégiale Saint-Isidore. Francisco avec une jeune reine de beauté d’origine andalouse, Maria Teresa (et l’assemblée pensa tout bas que l’aîné des Montez épousait sa sœur), splendeur du Sud nimbée d’une innocence aussi photogénique qu’austère. Pablo ne fut pas en reste. Sa promise, Libertad, fille de l’éminent sociologue Javier Santo,