Carlo est sorti tout seul

Carlo est sorti tout seul Collection Regards croisés Ouvrage édité par Manon Viard Titre original : Carlo è uscito da solo © Enzo Gianmaria Napolillo, 2020 © Éditions de l’Aube, 2023pour la traduction française www.editionsdelaube.com ISBN 978-2-8159-5146-3 Enzo Gianmaria Napolillo Carlo est sorti tout seul roman traduit de l’italien par Jacques Van Schoor éditions de l’aube Du même auteur, chez le même éditeur Les tortues reviennent toujours, 2019 À ceux qui savent habiter la vie de personnes choisies avec soin parce que c’est savoir choisir qui fait la différence « Non sono che l’anima di un pesce con le ali / Volato via dal mare per annusare le stelle / Difficile non è nuotare contro la corrente / Ma salire nel cielo e non trovarci niente » Ivano Fossati, Lindbergh « Little darling, it’s been a long cold lonely winter / Little darling, it feels like years since it’s been here / Here comes the sun / Here comes the sun, and I say / It’s all right » George Harrison, Here Comes the Sun « Butterò questo mio enorme cuore tra le stelle un giorno / Giuro che lo farò / E oltre l’azzurro della tenda nell’azzurro io volerò » Francesco De Gregori, La donna cannone 1 Si tu regardes loin, tu risques de te perdre Un pas après l’autre, sans penser. C’est ainsi que Carlo suit son père dans l’escalier et puis dehors depuis la porte d’entrée de la maison. Il a trente-trois ans et ne sort jamais tout seul. Il connaît par cœur des dizaines de numéros de téléphone, le prix au kilo du pain et du jambon. La mathématique et une mémoire photographique l’aident à délimiter des frontières à l’intérieur desquelles il peut se sentir en sécurité. Le pêcher dans le jardin commence à avoir des bourgeons, bientôt il sera en fleur. Les cyprès, qui longent le trottoir et la piste cyclable, sont hauts comme des immeubles et ondoient au vent. Le mouvement des parents et grands-parents qui accompagnent les enfants à l’école et des employés qui vont au travail a reflué puis disparu. Dans la rue qui traverse le parc public, il y a une femme qui va faire ses courses en traînant un caddie derrière elle et un gamin qui promène deux chiens bâtards de grande taille. Carlo marche les mains glissées dans les poches de sa veste qui commence à être un peu serrée. Ces derniers temps, il a pris quelques kilos, son visage s’est arrondi, ses cheveux, qu’il se coupe tout seul dans la salle de bains avec ciseaux et miroir, couvrent ses oreilles et forment des boucles sur sa nuque. Un enfant gambade dans l’herbe, suit un ballon et l’envoie du pied dans sa direction. « C’est pour toi, ça », lui dit Anselmo, son père, en s’écartant et en laissant le ballon arriver entre ses pieds. Carlo ôte les mains de ses poches, sent sur lui les yeux de l’enfant, et ceux de son père, qui le prient d’interagir avec le monde. Il essaie : du pied gauche il s’envoie la balle sur le droit, la soulève à quelques centimètres du sol, effectue quelques touchers de ballon. On dirait un beau numéro, un de ceux qui lui réussissaient bien quand, petit, il jouait au football justement dans ce petit parc, un de ceux auxquels il avait recours pour écarter un adversaire et courir vers le gardien. Mais, à cause de son jean, de ses chaussures inadaptées, de son poids excédentaire ou peut-être du terrain mou et détrempé, Carlo glisse, ses semelles perdent leur adhérence, le ballon lui échappe et s’éloigne en roulant, tandis qu’il tombe d’abord sur un genou et puis s’écroule par terre. « Pardon, murmure-t-il à l’enfant, qui a couru reprendre son ballon. — Vous vous êtes fait mal ? » lui demande sa mère, qui les a tout de suite rejoints. Carlo se relève, sent son cœur battre aux tempes, ses joues brûler de honte. Il fait non de la tête, il se retourne sans retirer la boue de son pantalon et reprend son chemin. « Ne vous inquiétez pas, dit Anselmo. — Je suis désolée, répond la mère, qui prend son fils par la main et les regarde tandis qu’ils s’éloignent. — Arrête-toi, halète son père. Carlo, s’il te plaît, arrête-toi. » Mais il ne s’arrête pas, traverse la route sur le passage pour piétons, attentif à marcher exclusivement sur les bandes blanches, et poursuit jusqu’au kiosque à journaux où ils achètent chaque matin leur quotidien. Son père le rejoint, désigne la tache sur son pantalon. « Ta mère sera contente, dit-il en esquissant un sourire, pendant qu’il paie le marchand de journaux. Allons au bar, il nous faut un bon petit déjeuner. » Il y a une nouvelle fille qui sert les cafés et les cappuccinos aux clients. Elle a des cheveux longs et ondulés qu’elle écarte de la main quand elle se penche en avant pour ramasser les petites tasses. Elle porte un T-shirt noir, les hommes au comptoir plongent les yeux dans son décolleté en essayant de ne pas se faire remarquer. Anselmo va s’asseoir à leur petite table habituelle, près de la devanture. Il ôte sa veste et la dispose sur le dossier de sa chaise, il ouvre le quotidien aux pages des faits divers locaux. Carlo ne se déshabille pas, il s’assied, de sa poche tire Marcovaldo1, le livre qu’il a commencé à lire le soir précédent. Un exemplaire froissé trouvé dans la bibliothèque de la maison. La fille les rejoint. Elle a un tablier noué à la taille, un jean moulant, des baskets. « Bonjour », dit-elle en leur souriant à tous les deux. Le père de Carlo lève les yeux de l’article qui cite les pourcentages de la diminution de la criminalité en ville. « Excusez-moi, je ne vous avais pas vue. Beppe n’est pas là ? — Il est allé à la banque. Il devrait revenir incessamment. » À Carlo, la voix de la fille fait venir Bambi