La colère

S. A. Cosby La Colère Traduit de l’anglais (États-Unis)par Pierre Szczeciner Du même auteurchez Sonatine Éditions Les Routes oubliées, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Szczeciner, 2022. Directeurs de collection : Arnaud Hofmarcheret Marie Misandeau Coordination éditoriale : Pierre Delacolonge Couverture : © Rémi Pépin – 2023 Photo de couverture : © Cem Ozgan / Arcangel Images Titre original : Razorblade Tears Éditeur original : Flatiron Books © Shawn A. Cosby, 2021 Cette édition est publiée en accord avec Flatiron Books. Tous droits réservés. © Sonatine Éditions, 2023, pour la traduction française Sonatine Éditions 92, avenue de France 75013 Paris www.lisezsonatine.com « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. » Ouvrage réalisé par Cursives à Paris ISBN numérique : 978-2-35584-996-1 Pour ma mère, Joyce A. Cosby, qui m’a offert deux cadeaux très importants : la détermination et la curiosité Je veux changer mes larmes en traits de flamme 1. William Shakespeare, Henri VIII 1. Traduction de François-Victor Hugo. (N.d.T.) 1 Ike eut beau fouiller sa mémoire, il ne se rappelait pas avoir déjà vu des policiers à sa porte au petit matin sans que cela soit synonyme de malheur. Les deux hommes se tenaient côte à côte sur le petit perron de béton, les mains passées à la ceinture entre d’un côté leur arme de service, et de l’autre leur insigne qui brillait au soleil comme une pépite d’or. Physiquement, tout les opposait : le premier était un grand sec d’origine asiatique au visage taillé à la serpe alors que le second, un Blanc rougeaud, était bâti comme un haltérophile, avec une tête massive posée sur un cou de taureau. Tous deux portaient une chemise blanche et une cravate à clip. L’haltérophile avait au niveau des aisselles deux taches de transpiration qui évoquaient respectivement la carte de l’Angleterre et celle de l’Irlande. Les intestins d’Ike se mirent à gargouiller. Pourtant, depuis quinze ans qu’il avait été libéré de la prison de Coldwater, il faisait mentir les statistiques sur la récidive : il n’avait pas même une infraction routière à se reprocher. Mais sous le regard de ces deux flics, il avait la gorge sèche. Quand on était noir au pays de la liberté, la moindre interaction avec un représentant des forces de l’ordre avait quelque chose de terrifiant. On avait l’impression de marcher en permanence le long d’un dangereux précipice. Et si en plus on avait le malheur d’avoir un casier judiciaire, c’était comme si ce précipice était bordé de peaux de banane. « Oui ? fit Ike. – Bonjour, je suis l’inspecteur LaPlata, se présenta l’Asiatique. Et voici mon collègue, l’inspecteur Robbins. Est-ce qu’on peut entrer ? – 2 C’était une magnifique journée pour un enterrement. Des nuages d’un blanc immaculé glissaient dans le ciel bleu azur. En cette première semaine d’avril, l’air était encore frais et sec. Bien sûr, avec la météo capricieuse de Virginie, rien ne garantissait qu’il n’allait pas bientôt se mettre à pleuvoir à torrents pendant dix minutes, puis qu’à l’averse succéderait une chaleur de plomb. Un chapiteau vert clair abritait les deux cercueils ainsi que les chaises sur lesquelles étaient assis les proches des défunts. Le pasteur ramassa une poignée de terre sur le tas protégé par un tapis de gazon synthétique, puis il en saupoudra les cercueils. « Car vous êtes poussière et vous retournerez à la poussière », récita-t-il d’une voix qui résonna dans tout le cimetière, avant d’occulter la traditionnelle conclusion sur la résurrection et la vie éternelle. Le directeur des pompes funèbres s’avança. C’était un petit gros à la peau aussi noire que son costume. Malgré la température, il suait à grosses gouttes, à croire que son corps était réglé sur le calendrier plutôt que sur le thermomètre. « Ainsi s’achève la cérémonie en l’honneur de Derek Jenkins et Isiah Randolph », déclara-t-il. Sa voix, bien moins puissante que celle du pasteur, peina à atteindre les derniers rangs. « La famille vous remercie d’être venus et vous souhaite un bon retour. » Ike Randolph lâcha la main de sa femme, qui posa aussitôt la tête sur son épaule. Puis il baissa les yeux. Regarda ses propres mains. De grosses mains calleuses qui avaient tenu son fils à peine dix minutes après sa naissance. Des mains qui lui avaient montré comment faire ses lacets et qui avaient appliqué du baume