Le pickpocket des Champs-Elysées

Du même auteur La Vie magnétique Éditions de l’Olivier, 1997 Points no P1517 Les Contrebandiers Éditions de l’Olivier, 2000 L’Hacienda Éditions de l’Olivier, 2004 30 minutes à Harlem Éditions de l’Olivier, 2004 Bambi Frankenstein Éditions de l’Olivier, 2006 Le Soleil prix Wepler Éditions de l’Olivier, 2014 Points no P4196 Actions spéciales Éditions de l’Olivier, 2021 Le film projeté au cinéma Mac-Mahonest La Femme infidèle de Claude Chabrolavec Stéphane Audran, Michel Bouquet et Maurice Ronetdans les rôles principaux. L’auteur remerciele Centre national du livrepour son soutien. ISBN 978.2.8236.2045.0 © Éditions de l’Olivier, 2023. Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. TABLE DES MATIÈRES TitreDu même auteurCopyrightJeudi 17 juillet 1969Un jour plut tôt - Mercredi 16 juilletDeux jours plus tard - Vendredi 18 juilletÉté 2023 JEUDI 17 JUILLET 1969 Skip loge dans cet hôtel depuis un an. Un hôtel discret, dans une rue discrète du 9e arrondissement, près du métro Saint-Georges. Il paie au mois. Sa chambre est au dernier étage, au bout du couloir. La fenêtre donne sur la rue. En écartant le rideau, il peut voir si le café a ouvert. Fermé. Il faut attendre. Au-dessus de l’armoire est rangée une valise. Elle contient des affaires de première nécessité, pour le cas où il devrait déguerpir. De temps en temps il dessangle la valise et refait l’inventaire. Serrée entre les chemises : une enveloppe. À l’intérieur de l’enveloppe : une photo en couleurs. Seul souvenir qu’il possède de Marianne. Il évite de la regarder trop souvent. C’est Marianne qui l’a baptisé Skip. À l’époque il vendait de la poudre. Très risqué. Dans ce commerce on fait forcément partie d’un réseau. Tôt ou tard, une main invisible vous pousse dans le vide. La difficulté quand on s’isole, c’est qu’on finit par ne plus évaluer la situation correctement. Est-il prudent de continuer à crécher dans cet hôtel ? Il y a deux écoles. Les partisans de la bougeotte, jamais deux nuits dans le même lit. Les casaniers, qui s’arrangent pour avoir une couverture crédible. Ce n’est pas faute de s’être creusé, mais il n’a pas assez d’imagination. À quoi peut s’occuper un type de trente ans, célibataire, bien de sa personne, sans employeur, et qui vit à l’hôtel ? Hormis se procurer une machine à écrire, il ne voit pas. Qu’en ferait-il ? Taper ce qui lui passe par la tête ? Recopier les articles du journal ? Il remet la photo dans l’enveloppe, l’enveloppe entre les chemises, la sangle autour de la valise, la valise au-dessus de l’armoire. Il entrebâille le rideau. C’est bon, ils ont ouvert. Les petites tables sont déjà installées sur le trottoir. Il déteste être le premier client. Attendre encore un peu. Ça s’anime dans la piaule voisine. Son du transistor. Tuyauterie. Des portes claquent à l’autre bout du couloir. Nouvelle journée. Skip avise France-Soir sur le zinc. « Je vous l’emprunte. » Il s’assied toujours à la table double qui est la plus proche du comptoir. Le patron a moins de distance à parcourir pour apporter son café-tartine, et lui toute la place dont il a besoin pour s’étaler et lire le journal en déjeunant. Il expédie les grands articles. Eddy Merckx, voyage vers la Lune, des sujets qui envahissent l’actualité pendant des jours, des semaines. Les informations secondaires l’intéressent davantage, celles dont on ne reparle pas le lendemain. Un incendie de forêt, un train qui déraille, tous les faits divers bizarres, les brèves. Il adore les brèves. Et les petites annonces, qu’il garde pour la fin. Là, c’est l’histoire d’un désespéré qui s’est jeté dans le canal Saint-Martin, depuis le quai de Jemmapes, au niveau de la rue Bichat. Un couple de sexagénaires, témoin de la scène, a voulu lui porter secours. Le retraité s’est mis à l’eau et a sauvé le malheureux de la noyade. Émues par la détresse du suicidaire, ces personnes, sans enfant, ont proposé de l’héberger temporairement. Un mois après, voulant à nouveau mettre fin à ses jours, le jeune homme a ouvert le gaz. L’explosion a causé la mort du couple de bienfaiteurs. Accablé par la malchance, leur protégé a survécu. Les dégâts dans l’immeuble de la rue Bichat sont considérables. Les occupants ont été évacués. Déféré devant le procureur de la République, l’individu, âgé de vingt-quatre ans, doit répondre de plusieurs chefs d’accusation, dont celui d’homicides involontaires. Skip tourne la page. Son œil s’immobilise. « Perdu 16 juillet après-midi quartier Champs-Élysées, anneau argent avec inscription : Katerine-6-5-9. Forte récompense. Répondre au journal qui transmettra. » Il lit une seconde fois, tâte à travers la toile du blouson dans la poche intérieure. Pas besoin de vérifier, l’inscription correspond. Il sait ce qu’il lui reste à faire. A-t-il plutôt intérêt à se rendre rue Bichat avant d’aller chez France-Soir ou après ? L’attroupement sera plus dense à midi. Les attractions éphémères offrent des prises faciles. L’idéal est de profiter du premier pic d’affluence, si possible avec une longueur d’avance sur les collègues. Les deux critères sont rarement conciliables. Entre midi et midi et quart, c’est jouable. Et puis il a beaucoup travaillé sur les Champs, ces derniers temps. Alterner, comme il le fait, côté pair et côté impair n’est pas suffisant. Il devient urgent de marquer une pause. On ne renonce pas à fourguer de la came pour être mêlé à d’autres trafics en bande organisée. Quand Skip était plus jeune, son mentor, anciennement pickpocket, lui avait montré la technique et jugé qu’il avait la papatte. Au moment de prendre son indépendance, il s’est souvenu de cette mise en garde : « Le pickpocket possède un talent de prestidigitateur. Sans ce talent, il n’est qu’un voleur à la tire. Autant dire un coureur à pied. » Pigalle, de nuit, c’était pratique pour se perfectionner. Il y a partout des groupes d’hommes en goguette, à demi beurrés, du cash plein les poches. Ils s’aperçoivent à peine qu’on les a dépouillés, ne se rappellent rien, hésitent à porter plainte. Toute médaille a son revers. Quantité d’apprentis happe-bourses arpentent le même trottoir