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Le Silence et la Colère

Author/Uploaded by Pierre Lemaitre

À Perrine Margaine avec mon affectionÀ Pascaline Chacun fait, dans la pièce, à peu près ce qu’il doit. Beaumarchais,préface au Mariage de Figaro Février 1952 Première partie 1 Chacun avait ses raisons Dans la famille, dès le début février, la perspective du « pèlerinage Pelletier » occupait tous les esprits, ceux des parents qui souhaitaient maintenir la tradition, comme ceux des enfants qui, ch...

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À Perrine Margaine avec mon affectionÀ Pascaline Chacun fait, dans la pièce, à peu près ce qu’il doit. Beaumarchais,préface au Mariage de Figaro Février 1952 Première partie 1 Chacun avait ses raisons Dans la famille, dès le début février, la perspective du « pèlerinage Pelletier » occupait tous les esprits, ceux des parents qui souhaitaient maintenir la tradition, comme ceux des enfants qui, chaque année, tentaient d’y échapper. Cette cérémonie commémorait, le premier dimanche de mars, la fondation à Beyrouth de ce que Louis Pelletier continuait d’appeler « la savonnerie familiale », qui n’était en réalité que la sienne. La famille devait se rendre en cortège rue de la Marseillaise, en face des entrepôts de la douane, faire le tour de la fabrique, puis revenir déjeuner avenue des Français après une étape, pour l’apéritif, au Café des Colonnes. « Il ne manque que le dépôt d’une gerbe et la sonnerie aux morts », disait parfois François. Son père tenait beaucoup à cette célébration qui incarnait, selon lui, l’« esprit Pelletier » (personne ne savait de quoi il s’agissait exactement) et dont l’organisation l’occupait pendant des mois. Angèle, son épouse, se demandait toujours en quoi pouvait consister la préparation d’un événement qui n’avait pas connu de variante depuis plus de trente ans. « Tu ne peux pas comprendre », répondait son mari. Angèle comprenait très bien. Cette commémoration traduisait l’ardente aspiration de son époux au rôle de patriarche. Il avait, de tout temps, essayé de fabriquer des « traditions familiales » avec de petites circonstances et n’avait jamais eu la main heureuse, c’est le moins qu’on pouvait dire. Lorsque les enfants vivaient encore à la maison, ses propositions d’un conseil de famille semestriel, puis d’un voyage annuel aux ruines de Baalbek et même, plus modeste, de sortie dominicale au Gaumont Palace, avaient toutes rapidement capoté. Aussi s’accrochait-il avec l’énergie du désespoir à cet anniversaire de la savonnerie, allant jusqu’à payer le voyage de ses enfants qui tous, maintenant, habitaient Paris. La mort d’Étienne, le plus jeune fils, quatre ans plus tôt, avait jeté un voile de tristesse sur les réunions familiales et menacé ce sacro-saint pèlerinage, mais M. Pelletier avait voulu y voir une raison supplémentaire de le maintenir, « en mémoire d’Étienne », qui, soit dit en passant, s’en était foutu comme de l’an quarante, mais dans ce domaine, M. Pelletier faisait feu de tout bois. Angèle était loin d’y attacher la même importance, mais elle le soutenait parce que les occasions étaient rares de rassembler ses enfants autour d’elle. « Faites plaisir à votre père… », leur écrivait-elle chaque année, tout le monde comprenait que c’était d’elle qu’elle parlait. Ainsi, pris en étau entre l’obstination de leur père et la discrète insistance de leur mère, les enfants, Jean, François et Hélène, même s’ils s’ingéniaient à imaginer toutes sortes de prétextes, ne résistaient que pour la forme. Ce qui, dès février, les chagrinait était moins cette corvée annuelle de se rendre à Beyrouth que l’obligation pénible de devoir encore, à leur âge, obéir à une injonction paternelle. Cette année, chacun avait ses raisons pour tenter une nouvelle fois de se soustraire à cette obligation. Hélène avait la hantise d’une trahison, Jean l’angoisse d’une faillite. François, lui, ne vivait plus depuis que Nine avait disparu. Son patron l’avait chargée d’une expertise en Normandie. Partie mardi matin, elle devait rentrer ce vendredi. Personne au train la veille au soir. Aucun message. À son hôtel, on assurait qu’elle avait quitté l’établissement en fin d’après-midi avec sa valise. Depuis, plus de nouvelles. François était resté sur le quai jusqu’au dernier train en provenance de Rouen, il s’était couché à minuit, mort d’inquiétude. Si on lui avait demandé ce qui était l’essentiel de sa vie, malgré sa passion pour le Journal du soir où il travaillait comme reporter, il n’aurait pas hésité, c’est Nine qu’il aurait désignée. Ils étaient tombés amoureux au premier regard, s’étaient jetés l’un sur l’autre à la seconde rencontre, le corps de Nine était la réponse à toutes ses attentes, il n’avait plus un millimètre d’elle à découvrir et son odeur, sa peau, sa chaleur, ses lèvres, ce satin, sa toison, ce velours, étaient devenus, en quatre ans, le pays qu’il habitait. Nine, souvent silencieuse, se pendait à son cou et donnait l’impression, elle aussi, d’être arrivée quelque part et de ne plus vouloir s’en aller quoiqu’elle refusât toujours d’envisager une vie commune. Aurait-il dû insister pour partir avec elle ? Lorsqu’il avait parlé de prendre un congé pour l’accompagner, la jeune femme s’était emportée. — Je ne suis pas à ta charge ! Tu n’es pas mon père ! Elle ne supportait pas qu’il tente de l’aider. Réflexe fréquent chez les orphelins, s’était dit François, ils n’aiment pas dépendre des autres. Il la revoyait lorsque, très excitée, elle avait annoncé ce déplacement. Il fallait inventorier une bibliothèque, préciser la commande, évaluer le travail, établir un devis. — C’est la première fois qu’il m’envoie seule sur une affaire si importante ! Nine était une ravissante brune de vingt-six ans, avec une bouche très petite et des yeux incroyablement denses et brillants. Elle travaillait chez Léon Florentin, reliure d’art et restauration de livres anciens, activité très solitaire, silencieuse, qui lui convenait à merveille, elle y faisait montre d’une grande habileté. M. Florentin lui aussi, en l’acceptant en apprentissage, s’était interrogé sur son léger accent. Hongrois ? Hollandais ? Nordique ? Il s’agissait en réalité d’une difficulté de langage. Nine, depuis l’adolescence, était sourde à quatre-vingt-dix pour cent. Le peu qu’elle percevait lui parvenait « à travers un matelas », c’est ainsi qu’elle l’avait expliqué à François. Peu à peu, à force de ne plus s’entendre elle-même, elle avait commencé à articuler plus difficilement. Craignant de hurler sans s’en rendre compte, elle avait aussi pris le pli de parler très bas, on devait prêter l’oreille pour la comprendre. Elle fixait les gens avec une insistance qui en avait gêné plus d’un. Il fallait du temps pour comprendre qu’elle lisait sur les lèvres. Elle

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