Les amants de la Rivière-Rouge - T3 - La délicatesse du bonheur

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : La délicatesse du bonheur / Marie-France Desmaray Nom : Desmaray, Marie-France, 1959- , auteure Identifiants : Canadiana 20220024871 | ISBN 9782898042782 Classification : LCC PQ2704.E79 D45 2023 | CDD 843/.92–dc23 La délicatesse du bonheur © Presses de la Cité, un département de Place des Éditeurs, 2023 © Les éditions JCL, 2023 (pour la présente édition) Photos de la couverture : Ysbrand Cosijn / ShutterstockGrahof / 123RF Les éditions JCL bénéficient du soutien financier de la SODEC et du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec. Édition LES ÉDITIONS JCL editionsjcl.com Distribution nationale MESSAGERIES ADP messageries-adp.com Imprimé au Canada Dépôt légal : 2023 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada De la même auteure aux Éditions JCL Le tourbillon des illusions, 2022 Les amants de la Rivière-Rouge, 2019 Ce troisième roman vient conclure la série romanesque initiée avec Les amants de la Rivière-Rouge. Je le dédie avec toute ma tendresse, à mon papa qui tutoie les anges depuis de nombreuses années, et à qui je n’aurai jamais eu le bonheur de faire découvrir mes écrits, ainsi qu’à ma maman dont la mémoire se détricote. Ces petits maillons d’une époque révolue, je les ai retricotés pour toi et mes ancêtres vendéens, ma chère petite maman. Prologue Juin 1950 1 Justine Saint-Hilaire-de-Riez, Vendée Le bon Dieu jouait aux boules dans un ciel chagrin. Les nuages s’engonçaient dans une courtepointe ténébreuse et menaçante. Électrisée par une rafale de vent, la frange épaisse de roseaux à flanc d’étier se prosterna dans un mouvement gracieux par-delà ses eaux brunes. L’atmosphère était irrespirable. Justine chassa d’un geste agacé la grosse mouche qui lui chatouillait la cuisse. Tenace, celle-ci revint aussitôt à la charge. La jeune fille se donna une claque sur la jambe en maugréant. Au même moment, quelques gouttelettes de pluie amorcèrent une trouée. Justine releva son visage tourmenté, espérant que les larmes du ciel laveraient ses contrariétés. En temps normal, elle aurait contemplé avec une ferveur teintée d’admiration le ciel glauque qui enlaçait dans ses limbes la prairie verdâtre et les eaux sombres. C’est dans ces conditions extrêmes que le marais révélait à ses yeux toute sa complexité. Mais cet après-midi, son humeur épousait l’électricité de l’air. La pluie tombait dru sans discontinuer. Elle s’en moquait. Un sourire ironique étira fugacement ses lèvres en imaginant la tête que ferait sa mère lorsqu’elle rentrerait les vêtements trempés et cochonnés. Enfin, les nuages se fendillèrent, le soleil se fit la belle et inonda de lumière la prairie. Justine s’allongea au milieu des herbes hautes, écarta ses jambes nues pour sécher les gouttes de pluie qui perlaient sur sa peau. Adeline n’aimait pourtant pas voir sa fille sortir vêtue d’un simple short qui lui donnait, disait-elle, l’image d’une fille facile. « Cela ne peut que donner de mauvaises idées aux garçons, grondait-elle. Et que penseront les voisins ! » Justine se fichait bien du jugement des voisins et dédaignait les garçons. C’est dans un vieux pantalon de toile brune appartenant à son père qu’elle avait découpé son short, sans prendre la peine de fignoler des ourlets au tissu effiloché. Comme ses hanches ballaient dans ce vêtement trop ample pour elle, elle avait résolu le problème en le ceinturant de deux tours autour de sa taille fine, à l’aide d’une sangle, en principe dévolue à mener les vaches aux champs, piquée dans l’étable, provoquant une énième colère paternelle. Elle se sentait libre de ses mouvements dans cette tenue légère qui lui permettait de courir les prés, plutôt que dans des jupes qui s’accrochaient constamment aux ronces ou aux barrières. Et puis, elle voulait cacher son corps pourvu de nouvelles rondeurs qui faisaient briller les yeux de ces benêts de garçons le dimanche matin, lorsqu’elle accompagnait ses parents à la messe. Dans le miroir, elle avait constaté la transformation de ses petits seins chaque jour plus hauts et rebondis, gonflant son corsage. Dégoûtée, elle les camouflait dans des chemises trop larges chapardées dans l’armoire de son père. C’est drôle comme cette pluie avait chassé d’un coup ses pensées moroses. Bras calés derrière la tête, genoux pliés, elle retrouva le calme pour repenser à la vive discussion de la veille, cause de son exaspération. — Nous nous sommes entendus avec la famille Robert. Dès le mois prochain, tu pars chez eux à Vendrennes dans le bocage, pour travailler comme domestique, lui avait annoncé sa mère d’une voix grave. Justine redoutait cette menace assénée par Adeline quelques mois auparavant. Elle s’y était opposée avec violence. Sa mère avait laissé passer l’orage et n’en avait plus reparlé. Jusqu’à ce jour. Elle aurait dû se méfier de cette rémission. — Tu n’as pas le droit de me dire ce que je dois faire. — J’ai tous les droits, je suis ta mère. — Que veux-tu que j’aille faire dans ton fichu bocage ? C’est au Canada que je veux aller, d’abord ! — En premier lieu, tu arrêtes de me répondre sur ce ton insolent. Ensuite, pas question que nous te nourrissions indéfiniment avec tes rêves de gamine. À dix-sept ans, il est grand temps que tu perdes tes illusions sur le Canada. Commence donc par gagner ta vie pour te rendre compte de la valeur de l’argent et nous en reparlerons après. Adeline perdait son calme. Son visage fermé trahissait son irritation et sa volonté de ne pas céder au caprice de sa fille. — Ça suffit, maintenant ! L’offre du docteur Robert et de son épouse est une sacrée chance pour toi. Je connais beaucoup de filles de ton âge qui ne cracheraient pas dans la soupe et comprendraient tout de suite où est leur intérêt1. — Une chance pour vous de vous débarrasser de moi, surtout. Vous en avez marre de voir ma bobine. Qu’elles se battent pour y aller, les autres filles, je leur laisse bien volontiers ma place. Et elle se sauva, coupant court à toute réplique. Le