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Les Pères lointains

Author/Uploaded by Nathalie Bauer; Marina Jarre

MARINA JARRE LES PÈRES LOINTAINS Traduit de l’italienpar Nathalie Bauer www.bourgoisediteur.fr CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR TABLE DES MATIÈRES Le Cercle de lumière La Pitié et la Colère En tant que femme Le Cercle de lumière À ma sœur Sisi Il y a des jours où le ciel qui surplombe Turin est immense. Des jours de canicule estivale, quand la chaleur recouvre l’horizon dès le matin, qu’elle recouvre...

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MARINA JARRE LES PÈRES LOINTAINS Traduit de l’italienpar Nathalie Bauer www.bourgoisediteur.fr CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR TABLE DES MATIÈRES Le Cercle de lumière La Pitié et la Colère En tant que femme Le Cercle de lumière À ma sœur Sisi Il y a des jours où le ciel qui surplombe Turin est immense. Des jours de canicule estivale, quand la chaleur recouvre l’horizon dès le matin, qu’elle recouvre d’un côté les collines, de l’autre les montagnes. À l’aube, les arbres bruissent en vastes ondes touffues, selon un lent mouvement continu qui se répand dans toute la ville. Le ciel domine, d’un gris jaunâtre, opaque, uniforme, sans un nuage, inerte. Sous ce ciel volent et trissent les hirondelles. Peu après, vers huit heures, les arbres se referment autour de leurs cris en formant des ondulations de plus en plus lentes, puis leur mouvement s’interrompt ; le ciel adopte une violente nuance de jaune, et le bruit des voitures remplit les rues. Il m’arrive d’entendre Gianni et certains de ses amis évoquer le Turin de leur enfance et de leur adolescence, du temps où ils allaient patiner à l’« Italia » ; ici, une passerelle enjambait la voie ferrée ; là, on arpentait la rue des bordels, ou la via Roma, encore tortueuse le long des vieilles boutiques1. Turin s’achevait à l’hôpital Mauriziano, puis les prés commençaient. Lorsqu’ils parlent de ce Turin, Gianni et ses amis ne sont pas du tout tristes, ils ne regrettent rien. Je n’ai entendu Gianni regretter que les rails du tramway no 8, qui furent arrachés il y a quelques années. « Ils verront quand il n’y aura plus d’essence ! » disait-il d’un ton vindicatif. Un jour, alors que nous marchions dans le parc du Valentino, il regretta aussi le gigantesque araucaria du jardin botanique, dont le tronc coupé, énorme ruine grise, surgit de l’enceinte. Il parle de certaines personnes et, tandis qu’il parle, la ville se resserre en un cercle étroit à l’intérieur duquel tout le monde se connaissait. « Enfant déjà, elle avait les jambes tordues, commente-t-il en passant près d’une femme. — Tu la connais ? — Non, mais nous étions ensemble en primaire. Elle allait elle aussi à l’école Silvio Pellico. » S’il ne regrette pas le Turin d’autrefois, me dis-je, c’est parce qu’il ne l’a pas perdu. Il n’a pas perdu son enfance. Souvent j’envie l’enfance des autres. Il m’arrive même d’envier brusquement un bébé dans un landau, ou de jeunes femmes enceintes au gros ventre gracieux et agile. L’envie s’enracine dans la gêne que me causent depuis toujours l’exclusion et l’obligation de m’informer, et dans la nostalgie que je ressens, moi, pour le Turin de jadis, d’où proviennent, inchangés, le bébé dans son landau et la jeune femme agile au beau ventre rond. Les regrets que Gianni et ses amis n’ont pas l’air d’éprouver se nourrissent justement de ce que j’ignore, de ce que je n’ai pas vu, des odeurs que je n’ai pas humées, de l’existence de cette autre que je n’ai pas été. Cela fait bien plus de trente ans que je vis à Turin et je connais parfaitement la nouvelle ville qui s’est développée en anneau autour du vieux noyau ; elle a mûri et vieilli en même temps que moi, avec ses immenses boulevards, bordés sans interruption de grands immeubles au sud et à l’ouest ; avec les nouvelles villas des quartiers résidentiels de la colline ; avec les quartiers déjà brumeux et plus clairsemés en direction de l’autoroute pour Milan, où semblent prédominer les pompes à essence le long de la chaussée et, en hauteur, scintillant dans la nuit, les néons publicitaires. J’ai passé un été à Turin en compagnie d’un livre de botanique. Je sortais à cinq heures de l’après-midi et longeais l’enceinte des jardins du centre-ville et du quartier Crocetta ; je traversais les jardins publics et identifiais les arbres en les comparant aux indications et aux illustrations de ce livre. Le vent soulevait de vieux papiers poussiéreux vers l’épaisse coupole des marronniers. Un sophora fleurissait dans le jardin voisin ; des acacias de Constantinople se fanaient dans les squares. Les feuilles des arbres de Judée, dans les jardins Lamarmora, au couchant, quand le ciel adopte un ton bleuâtre à cause des orages qui, l’été, tournent sans cesse autour de la ville, telles de noires cloisons s’ouvrant et se refermant tantôt au nord, tantôt au sud, les feuilles des arbres de Judée, disais-je, étaient d’un vert clair, intense, rehaussé de lueurs bleues. En jetant des regards circulaires – est-ce un ptérocaryer ou un ailante ? –, je sentais monter en moi des élans de solidarité, certes sans grande précision ni direction, mais adressés aux passants qui, comme moi, se promenaient l’été dans les rues de Turin. Pendant que j’arpentais les lieux, rue après rue, sur les trottoirs souillés de poussière, de papiers, de crèmes glacées fondues, de préservatifs, de seringues, d’excréments de chien, la rue se muait peu à peu en un lieu, le seul possible, indistinct des autres lieux, et les gens et moi-même sur le trottoir finissions par nous confondre. De grandes et nouvelles bâtisses jaillissaient sur des avenues récentes, boueuses et interminablement nues, d’abord fragiles dans leur solitude espacée, puis réorganisées entre des cercles de terre aux maigres arbustes – des micocouliers ? –, ou alors, à l’improviste, des rangées d’érables toutes droites sillonnaient le grand parking entre l’hôpital San Giovanni Vecchio et le palais de la Bourse : changements aléatoires, susceptibles de connaître d’ultérieures et aventureuses transformations, produites par une main invisible en l’espace d’une seule nuit. Douteuses étaient les cabines téléphoniques, copies exactes des machines de migration temporelle ou spatiale des films de science-fiction, évidentes justement en tant que cabines téléphoniques, témoignant elles aussi de la nécessité quotidienne, du naturel de telles migrations. Cela est le lieu sans nom, identique à d’autres lieux, cela est ma temporalité, identique à la temporalité d’autrui. Je ne fuirai plus. Quand, enfant, j’imaginais que je me sauvais, l’Italie était le pays dans lequel j’aurais

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