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Nitrate

Author/Uploaded by Céline Zufferey

Céline Zufferey CÉLINE ZUFFEREY Nitrate NITRATE roman GALLIMARD Au cinémaEt à celles qui ont ouvert la voie (…) nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d’or, comme les tout premiers primitifs. Ils se tiennent devant de l’indéterminé. Parfois de l’or, parfois du gris. Dans la lumière parfois, et souvent avec, derrière eux, une insondable obscurité. R. M. RILKE, Notes sur la mélodie des...

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Céline Zufferey CÉLINE ZUFFEREY Nitrate NITRATE roman GALLIMARD Au cinémaEt à celles qui ont ouvert la voie (…) nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d’or, comme les tout premiers primitifs. Ils se tiennent devant de l’indéterminé. Parfois de l’or, parfois du gris. Dans la lumière parfois, et souvent avec, derrière eux, une insondable obscurité. R. M. RILKE, Notes sur la mélodie des choses (…) les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur ; l’histoire est un roman vrai. Réponse qui, à première vue, n’a l’air de rien… P. VEYNE, Comment on écrit l’histoire I Depuis le pont où Constance est assise, elle voit le fleuve en entier. Un coureur, training et bonnet noir, progresse sur une langue de terre au milieu du cours d’eau. Large d’un chemin seulement, la bande se réduit au fur et à mesure. Un peu d’herbe, des morceaux de pain gonflés, tout au bout des bouteilles. Des cygnes atterrissent depuis le ciel gris, leurs pattes pédalent et frappent l’eau. De là où elle se trouve, Constance observe le joggeur en plan large, chacune de ses foulées se détache, avec la distance on dirait qu’il court au ralenti. Devant, à plusieurs dizaines de mètres, il y a la terre qui se termine en pointe, et puis l’eau. Ses enjambées régulières sont nettes sur la brume, automatiques. Ce coureur ne s’arrêtera jamais de courir, c’est ce que Constance se dit, alors que la distance entre lui et le fleuve se réduit. Foulée après foulée, les bras relevés à la taille, le regard droit devant, le coureur court. Sur son banc, elle se redresse, retient son souffle. Il va courir le fleuve, passer de la terre à l’eau sans changement de rythme, sans plus d’effort. Constance est seule, personne sur le pont, personne sur les rives, seulement les cygnes que ça n’intéresse pas. Foulée après foulée, le coureur se rapproche. Spectatrice, elle participe autant que lui à sa course, son regard, sa croyance, c’est à deux qu’ils battront l’eau. Plus que quelques mètres. Elle est trop loin pour entendre, elle imagine le bruit que feront ses baskets sur la surface, des floc floc moins bruyants que ceux des cygnes. À deux mètres de l’eau, le joggeur tourne autour d’une motte que Constance ne voit pas, et repart dans l’autre sens, en rythme. Il n’est même pas allé jusqu’au bout. Déçue, inconfortable comme quand on trace au crayon un cercle dont les deux extrémités ne se rejoignent pas, Constance resserre sa veste, ajuste son écharpe. Elle fixe la fin de la terre, son coureur à elle court encore droit devant. Dans la salle de montage, on vit toujours la même heure. Les rideaux tirés et les lampes sur les côtés nimbent la pièce d’une lumière égale. Pas d’horloge au mur, de la moquette pour atténuer les bruits. La porte est épaisse, un hublot donne sur le couloir. On jette un coup d’œil à son téléphone pour avoir une idée de la date, du temps qui passe. Constance aime ce retrait, elle s’y glisse comme dans un cocon. Une fois à l’extérieur, revenue au monde, elle s’arrête au café, celui qui fait l’angle d’une avenue passante, sa table à côté de la fenêtre. Les vélos qui slaloment, les piétons avec leur sac de courses, les jeunes qui se déplacent en grappes, ceux qui traversent au feu rouge, les touristes, les perdus : elle est au cinéma. À la table de montage, assise en tailleur sur sa chaise de bureau, Constance est penchée sur l’écran, fait défiler les plans de la scène à terminer. Au-dessus de son clavier, un abat-jour en ferraille vert foncé qui sent le brûlé, avec interrupteur sur le dessus, elle l’a depuis qu’elle est enfant, c’est la lampe qu’elle allumait la nuit, pour éloigner les monstres. Elle sait que la pénombre est mauvaise pour ses yeux, que les écrans sont mauvais pour sa myopie. Tous les ans, son ophtalmologue lui prescrit des lunettes à correction plus forte, et quand elle parle de son métier il lui répond « ah ben oui ». Sur l’écran, une coulée de boue défigure un petit village de campagne. La rivière qui passe à côté de la mairie est sortie de son lit après les fortes pluies qui accablent la région depuis cinq jours. Des plans de voitures immergées, de courants violents, d’eau brune et de couvertures de survie. Constance isole les séquences, prépare un premier jet : la rivière qui se déverse sur les trottoirs, le village vu depuis hélicoptère, la photo d’une villa avant la catastrophe, son propriétaire, un homme âgé, qui pleure en ouvrant les bras d’impuissance, et le plan fixe de sa maison, porte grande ouverte, meubles casseroles et souvenirs charriés par l’eau sombre. Crépitement des touches, ses doigts trouvent leur place sur le clavier sans qu’elle les regarde. Elle déplace les rushes : ouverture sur le visage de l’octogénaire, le front plissé, des larmes, plan de la maison détruite, elle supprime la photo de la villa dans ses beaux jours pour passer directement à la coulée de boue, rapprocher cause et conséquence, et termine par la vue aérienne du village, conclusion classique en plan d’ensemble. — Tu réinventes le Déluge ? — Ils ont oublié de filmer l’arche. Franck, l’ingé son, approche une boîte en fer à côté du clavier, remplie de muffins au glaçage rose. — Théo les a faits avec sa mère. « C’est pour tes amis du travail papa. » Elle en prend un, le dépose sur la table. Elle ne mange pas ce qui a été cuisiné par d’autres, encore moins par un enfant de huit ans. Mains sales, cuillère léchée qui mélange la pâte. — Ça promet pour ce soir ! La boîte sous le bras, un muffin dans une main. — T’en veux un autre ? — Ça va merci. Il croque dedans, des bouts de glaçage tombent sur la moquette. — Au fait Franck, bon anniversaire ! Son sourire est plein de chocolat. Elle

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