Des missives bien sulfureuses

DOMINIQUE BOURGEON DES MISSIVES BIEN SULFUREUSES Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie. Ferdinand Foch, Maréchal de France. 1 Premier jour L’homme balaie du regard le vaste salon où sont compilés ses livres et ses collections diverses. À gauche de la baie coulissante ouvrant sur le jardin, des estampes d’Hokusai surplombent une vitrine regroupant des silex du néolithique. Dans le coin opposé, derrière le canapé, trône une magnifique amphore, extraite des hauts-fonds de la côte marseillaise. Outre les différents espaces présentant les passions diverses du maître des lieux, les murs accueillent une immense bibliothèque. La plupart des ouvrages traitent de la peinture des deux derniers siècles. L’homme est amateur d’art. Ou plutôt, son existence s’est nourrie de l’art. Il en a fait son métier, indirectement. Marc Righini est flic à l’OCBC, 1 Satisfait de ses possessions, le policier termine l’inspection de son nouveau domaine : une splendide maison d’architecte en lisière de la forêt de Rambouillet. Sans le pécule de sa mère, une femme en apparence modeste, décédée dix mois plus tôt, il n’aurait pu l’acquérir. La vente de son appartement parisien n’aurait pas suffi. À cette pensée, il se remémore l’entretien avec le notaire. Il avait appris, alors, stupéfait, que le montant de l’héritage atteignait cinq cent mille euros. Disséminés sur plusieurs comptes bancaires. Comment une simple fonctionnaire des postes pouvait-elle détenir une telle somme ? Le mystère reste entier. Righini espère trouver des réponses lorsqu’il consentira à vider la demeure de son enfance. Mais une légitime pudeur lui a interdit, depuis l’événement, de fouiller dans les affaires de sa mère. Le deuil nécessite du temps. Affronter les souvenirs exige un recul important de la part de cet homme d’une soixantaine d’années, au visage sculptural. Des arcades sourcilières marquées, des pommettes saillantes et de magnifiques yeux verts esquissent une physionomie volontaire et peu banale. Le flic séduit, une séduction à peine altérée par l’âge. Tout un chacun lui attribue d’emblée une force de caractère, un sentiment entériné par sa haute taille et son imposante carrure. Un colosse ! Et pourtant, en son for intérieur, il s’est toujours senti fragile. Orphelin de père depuis ses 12 ans, fils unique, il souffre d’une identité vacillante que sa mère, effacée et secrète, a entretenu durant son adolescence. La balle qui lui a fracturé le genou, il y a six mois, l’a diminué. Au quotidien, il doit parfois s’aider d’une canne. Un objet qu’il a recherché selon ses passions : une canne épée du XIXe siècle, au pommeau en ébène représentant le visage souffreteux et soumis d’un esclave. Righini, le policier captif d’une douleur qui lui transperce le corps, jour après jour, a choisi le symbole d’une cruelle sujétion… À juste titre car, dans l’immédiat, il est contraint de se réfugier au fond du premier fauteuil venu. La contemplation de ses collections l’a maintenu debout pendant de trop longues minutes. Pourquoi ce mardi d’avril a-t-il décidé d’aller seul examiner cet entrepôt de banlieue ? Les trafiquants, surpris en pleine activité, l’ont cloué au sol d’un tir unique. Dorénavant, il ne travaille qu’à mi-temps. Une situation qu’il n’a pas acceptée jusqu’à l’acquisition de son nouveau domicile. Maintenant, il s’éloigne de plus en plus de son boulot, satisfait d’occuper cette demeure qui lui ouvre les portes de la forêt. Son plaisir de posséder des objets inanimés se double, désormais, de l’observation des animaux sauvages. Les chevreuils et les sangliers qui traversent son jardin au crépuscule le ravissent. Mais, pour l’heure, il doit quitter ce havre de paix. Vingt-deux kilomètres à parcourir, sans embouteillages a priori, entre son antre et le siège de l’OCBC, à Nanterre. Il s’apprête à se lever lorsque son téléphone, posé sur la table basse, se manifeste en vibrant. Le prénom de son adjointe s’inscrit sur l’écran. Righini s’empresse de décrocher : — Allô ? Lou ? Tu as un souci ? Les appels intempestifs de la jeune capitaine, une trentaine d’années à peine, sont rares. Et l’inquiètent toujours un peu… — Pas vraiment ! Ton copain de promotion, Antoine Jamelin, a laissé un message sur notre répondeur. Il aimerait que tu le retrouves sur une scène de crime. Il pense que ça peut t’intéresser. Un certain… Attends, je cherche le nom… Ah oui, Paul Delmont, antiquaire, égorgé dans sa boutique de Saint-Ouen… — Nom de Dieu ! Le vieux Paulo… Cette fois, il a dû franchir la ligne rouge. Je file. Tu me rejoins ? — Avant, tu peux me renseigner sur le pedigree de la victime ? — Trafiquant d’œuvres d’art, ancien universitaire, historien. Et producteur de faux certificats d’authenticité pour des copies réalisées par un faussaire que tu connais : Guy Roblès… — Ah, je vois. C’est du lourd. — Son magasin se trouve au sein du marché Biron… 2 J’y serai dans… Une cinquantaine de minutes. — D’accord ! Je gère mes mails et j’y vais. Bye ! Righini s’empare des clés de sa voiture posées sur une commode puis quitte son domicile. Nous sommes le 12 octobre 2021. Il est 8 h 45. * Cinq jours plus tôt. Parc naturel de la Brenne. Les cris des grues cendrées déchirent la campagne environnante. Depuis le début de l’automne, elles arrivent par milliers, désireuses de séjourner en une région tempérée. La vaste zone d’étangs, de landes et de bois de la Brenne leur garantit un hiver supportable. En cette fin d’après-midi, une centaine de ces oiseaux migrateurs campent au milieu du plan d’eau de Bellebouche. Déjà, les premières brumes émergent de la surface de l’eau, gagnant les cimes des arbres. Seules les élégantes silhouettes des échassiers se démarquent maintenant de l’univers monochrome de l’étang. Sur un imperceptible signal, une dizaine d’entre elles s’élève dans le ciel. Leur chant redoublant d’intensité. Elles longent désormais les berges de la nappe d’eau, en direction du sud-est. Au loin, une lueur jaillit, perçant la grisaille du crépuscule. Elle émane de la lisière des bois, au seuil du paysage désolé de la lande. Des flammes encerclent un véhicule. Plus précisément, elles