Avant de sombrer

Cyril Carrère Avant de sombrer roman À ma famille À ceux qui vivent dans nos cœurs et nos mémoires « La mémoire est la sentinelle de l’esprit. » William SHAKESPEARE PROLOGUE Ballottée par les rafales, la berline filait sous la pluie diluvienne. Le halo blanc de ses phares parvenait à peine à percer les murs d’eau qui tombaient sur la départementale 127, au nord de Nîmes. En dépit de l’alerte météo qui tournait en boucle dans les médias depuis la veille, Jérôme s’était éternisé au travail. Ce soir-là, la décision de braver les éléments se retournait contre lui. Adhérence minimale, visibilité proche du néant : ces conditions lui faisaient perdre de précieuses secondes sur ce chemin qu’il connaissait sur le bout des doigts. Jérôme conduisait aussi vite que possible, le cœur battant à tout rompre. L’appel de Céline ne laissait aucune place au doute. Quelque chose de grave était sur le point de se produire. Ils tenaient pourtant le bon bout, depuis quelque temps, avec sa femme. Les progrès étaient visibles. La voix de Céline qui venait de résonner dans les enceintes de l’habitacle lui avait glacé le sang. Des paroles froides, entrecoupées de sanglots et emplies d’une immense colère. Était-ce vraiment sa femme ? Cela n’avait aucun sens. — Tu es allé trop loin, espèce de minable ! avait-elle vociféré. — Céline ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as pris quelque chose ? Calme-toi, je serai à la maison dans dix minutes. — Ce sera trop tard ! J’en ai marre. Marre ! Ça ne peut plus durer. Je vais me foutre en l’air. Je ne manquerai à personne, surtout pas à toi. — Ne dis pas ça. On va discuter tous les deux, d’accord ? Jérôme pesait chacun de ses mots, essayant de maîtriser les soubresauts de sa voix pour cacher sa panique. Ne surtout pas la braquer davantage. Lui donner le sentiment de contrôler l’échange. — J’arrive, continua-t-il. On va trouver une solution. En attendant, promets-moi de ne pas faire de bêtise. — Je te laisse cinq minutes. On… on va régler ça une bonne fois pour toutes. Toi et moi. Ta pétasse n’a pas intérêt à traîner dans le coin sinon je lui règle aussi son compte, c’est clair ? La communication avait été brusquement interrompue, laissant Jérôme abasourdi, incapable de répliquer. Il tenta de trouver une raison d’être à ces rafales de phrases menaçantes. À ce délire digne d’une psychotique. Tout cela semblait tellement irréel ! Jérôme profita d’un tronçon éclairé pour ralentir et dicter un message vocal à l’attention de Bénezet, son adjoint à l’agence, histoire d’assurer ses arrières. Puis il essaya de se reconcentrer sur la route de la Baume, sentier étroit et caillouteux qui fendait la commune de Poulx. La garrigue environnante, amas d’ombres difformes battues par le vent, semblait prête à se refermer sur lui. Sa brusque accélération ne lui permit pas de réagir à temps lorsqu’un véhicule apparut au détour d’une courbe prononcée. Jérôme donna un brusque coup de volant à gauche pour l’éviter puis tenta de se rabattre. Après un bref crissement de pneus, la berline échappa aux lois de la gravité. Le bitume se déroba. Sous le déluge, la voiture entama une série de tonneaux qui la déportèrent vers le champ voisin, dans un fracas de tôle assourdissant. * Quelques secondes lui furent nécessaires pour se familiariser avec le blanc immaculé et l’air aseptisé de la chambre d’hôpital, l’imposant bandage qui comprimait son crâne et les bips réguliers des machines qui lui soutiraient tout un tas de constantes. La douleur était à peine supportable. Lorsque Jérôme sentit un tube obstruer sa trachée, il voulut immédiatement s’en débarrasser mais ne put porter ses mains à son cou. Celles-ci étaient entravées. Céline… Où est Céline ? Ses menottes cliquetèrent à mesure qu’il se débattait de ses maigres forces. Son corps semblait peser une tonne. — Tout doux, fit une voix bourrue. Vous êtes en sécurité ici. Ne vous inquiétez pas pour vos liens, c’est pour éviter que vous vous blessiez. Jérôme croisa le regard d’un homme chauve et moustachu, en blouse blanche, taillé comme un pilier de rugby. — Bonjour, monsieur Cazenave. Je suis Benjamin Roig, chef du service de réanimation du CHU de Toulouse. Je suis déjà passé hier, on a discuté un peu, vous vous en souvenez ? C’est qui, ce type ? Et qu’est-ce que je fous à Toulouse ? — Nous sommes le 12 juillet 2021. Il est 11 h 50. Vous êtes ici depuis onze jours. Il y a déjà du progrès, ça va aller. Roig se pencha vers lui. — Fermez les yeux et, à mon signal, ouvrez-les, s’il vous plaît. Hébété, Jérôme mit quelques secondes à s’exécuter. Il fit de même lorsque le médecin procéda à diverses vérifications. Puisant dans le peu d’énergie qui lui restait, il se démenait pour attirer l’attention du médecin. Ma femme, bordel ! Vous allez me dire où elle est ? — Je repasse bientôt pour des examens complémentaires. En attendant, reposez-vous. Joignant le geste à la parole, Roig lui injecta un tranquillisant qui l’assomma instantanément. * Le médecin revint contrôler ses constantes ventilatoires quelques heures après. Ces dernières étant acceptables, Jérôme fut délesté de ce tube de malheur. On le débarrassa également de ses liens et il fut placé en position demi-assise, pour favoriser sa respiration désormais assistée par un simple masque à oxygène. La douleur sous son bandage, toujours aussi vive, le fit grimacer. D’une voix rauque, il s’enquit de nouveau de la situation de Céline, mais Roig éluda le sujet, préférant le questionner sur l’accident. Jérôme s’en souvenait étonnamment bien et, après quelques réticences, se résolut à fournir les détails de sa sortie de route. Le médecin s’éclipsa dans la foulée, l’empêchant de l’interroger au sujet de sa femme. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond avec ce type ? Et puis, pourquoi ce transfert à Toulouse ? On ne pouvait pas prendre en charge un patient atteint d’un traumatisme crânien, à Nîmes ? À moins