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Déjà les mouches

Author/Uploaded by Matthieu Peck

Matthieu Peck Déjà les mouches roman Gallimard Il y a des héros en mal comme en bien. LA ROCHEFOUCAULD LUCILIA CAESAR De sang et de moucherons. De longues coulées de sang de moucherons. De ces images qui restent. Se gravent et s’impriment. Ces moments que l’on tâchera d’oublier, plus tard, et qui déteignent dans les sens. Des inscriptions rouges à même le mur. Six lettres. Des inscriptions imposs...

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Matthieu Peck Déjà les mouches roman Gallimard Il y a des héros en mal comme en bien. LA ROCHEFOUCAULD LUCILIA CAESAR De sang et de moucherons. De longues coulées de sang de moucherons. De ces images qui restent. Se gravent et s’impriment. Ces moments que l’on tâchera d’oublier, plus tard, et qui déteignent dans les sens. Des inscriptions rouges à même le mur. Six lettres. Des inscriptions impossibles, pourtant, après la fouille des agents. Mais cette encre. Mais ces signes énormes sur le mur de la cellule. Comment ? C’est avec sa chair et quelques habits que l’on pénètre ici. C’est avec le minuscule de soi-même. Rien ne peut être dissimulé. Le corps nu et la peur. La palpation envahissante et les mains gantées sur le magma du corps. De sang et de moucherons, vraiment : le dégoût avec tous ses accents. Cela va de soi, on ne vous laisserait pas franchir ces portes avec le moindre cure-dent. La potentialité de l’arme, vous savez. Du crime et ses lacets. Les mines que l’on s’enfonce au fond des gorges et les poignards en débris de verre. En ce qui concerne la confection de ferrailles, l’imagination sans limites des détenus fit ses preuves. Trop de temps pour réfléchir. Trop de temps pour s’entretuer. L’ennui est pour certains une mort anticipée. Ces rugissements du meurtre serpentiforme et la volonté constante de la violence. Mais ce n’est pas une prison en tant que telle, ici. Pas encore. Ce n’est pas la perpétuité qui vous soustrait à la société, à ce que le monde attend de vous. Ce n’est pas ça, non – un sas. C’est un sas qui n’a que deux issues : la liberté ou le dépôt – les tribunaux. C’est une garde à vue. Une détention arbitraire qui vous laisse là, vide et inerte, à attendre qu’un officier daigne prendre votre version des faits. Alors, rien. La méfiance et ses regards de biais. Les briquets et les bijoux confisqués. Ces fonds de poches retournées jusqu’à la poussière. Les mots secs. Durs. Les ordres. ADN et empreintes. Deux cotons blancs à l’intérieur des bouches, bien appuyés contre le gras des joues. Les mains noircies sur le papier. Chaque doigt – chaque paume. L’identité que l’on vous vole. Que l’on range dans un fichier numérique, quelque part au fond d’une base de données. La fin de l’anonymat et ce grand mur souillé, devant, où éclater vos secrets. Ce passeport des muqueuses que vous devez laisser dans un tiroir – que vous ne récupérerez pas. Et ces inscriptions, là devant lui : crevez. c-r-e-v-e-z. Un mètre sur deux. Ce sont bien des moucherons que l’on avait écrasés sur le mur pour y inscrire ces lettres immenses. Insecte par insecte. Un retour primitif, celui du sang comme pigment. Cette matière visqueuse, violacée et cramoisie. Il fallut s’approcher et constater les aplats noirs des cadavres, éclatés et collés à jamais. Des centaines d’entre eux. De petits amas de mucus pâteux, pareils à des taches d’encre. De sang et de moucherons, donc, c’est ainsi que l’on pourrait plus tard résumer son séjour dans ce taudis. Les cellules, elles, n’avaient jamais si bien porté leur nom. Et encore, c’est à peine si ce lieu méritait une définition. Un tas de boue. Un cénotaphe où flinguer ce qu’il vous reste d’odorat. Vraiment, ce genre d’endroit qui vous donne une raison de passer le nœud coulant. Comment dire ? Sept mètres carrés de jaunisse – l’air asphyxié d’urine. Et les toilettes bouchées bien entendu. Les toilettes où flottent deux vieilles chaussettes dépareillées. Des briques vides de jus d’orange, celles des petits déjeuners que les anciens détenus ont abandonnées. Un fameux graillon, c’est cela ; le sordide spectacle d’une civilisation défaite. Des restes de repas micro-ondés, planqués derrière un siphon troué, et où se joue un péplum à taille réduite de larves et d’asticots. Jules César, au milieu, c’est-à-dire une mouche deux fois plus grosse que ses semblables. Homme ou insecte, ici, tout le monde reste cloué au sol. Ce n’est plus dans l’air que les choses se passent, mais collés au béton froid et humide. Ratatinés. Détruits. Et puis les traces humaines, tout autour. Copeaux d’ongles rongés et cheveux orphelins. Les traces de ceux passés avant vous. Des condamnations dérisoires pour la plupart, morceaux de shit et vols de téléphones. Les cartes bleues soustraites aux distributeurs et les coups de genoux dans les côtes d’un videur. Des condamnations de pacotille et, au milieu de cette foire, les hommes muets. Ceux qui s’attendent à être transférés vers les cours d’assises ; ceux qui savent qu’ils n’en sortiront pas demain. Ils restent souvent debout devant la porte, le regard droit et vague, fixé vers le néant, et ne répondent à aucune provocation des toxicomanes ou des uniformes. Ils n’en sortiront pas. Ni lundi ni dans six mois. Quelque chose d’autre – un temps violent. Dans des années peut-être, qui sait, mais pas avant que le monde n’ait accompli son salto avant. C’est quelque chose d’inscrit dans leurs yeux, regardez, ces décennies de silence qui les attendent, toutes ces magouilles à négocier et la bonne conduite à prétendre. Les hommes muets sont pleins de larmes retenues ; ils attendent l’isolement derrière les portes de métal des prisons, les vraies. Mais rien à voir – ici les portes sont en Plexiglas. C’est ainsi que l’on garde les justiciables et la vermine, derrière des plaques à demi transparentes. Les architectes qui ont imaginé cela sont des surdoués du mal. Des virtuoses de l’agonie. Ce n’est pas derrière de vulgaires barreaux qu’ils vous enferment – non. Ils vous séquestrent dans les odeurs de vos semblables, mendiants et violeurs ; ils vous forcent à humer les sauces d’existences insoupçonnées. C’est ça, exactement, cette putréfaction précise et raffinée : le musc de ceux prêts à être enterrés. Vous pouvez chercher dans tous les coins, il n’existe aucune aération dans ces boxes. Vous y êtes convié, asseyez-vous, cordialement ou tiré de force ; escorté parmi les chemins de traînées brunes

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