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Faunes

Author/Uploaded by Christiane Vadnais

Christiane Vadnais FAUNES L’ATALANTENantes Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu’il m’est indifférent de savoir où l’individu commence et où il finit. Albert Einstein Les temps changent, et nous changeons avec eux. Proverbe latin Les êtres humains de notre temps, comme leurs ancêtres préhistoriques, rêvent la nuit de combats épiques contre les animaux. Enserrés dans les draps, ce ne sont p...

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Christiane Vadnais FAUNES L’ATALANTENantes Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu’il m’est indifférent de savoir où l’individu commence et où il finit. Albert Einstein Les temps changent, et nous changeons avec eux. Proverbe latin Les êtres humains de notre temps, comme leurs ancêtres préhistoriques, rêvent la nuit de combats épiques contre les animaux. Enserrés dans les draps, ce ne sont pas des secrets qu’ils murmurent, mais des menaces chuchotées le long de javelots, des incantations pour maintenir toute leur force tendue vers l’ennemi. Allongeant leurs bras, ils n’enlacent pas le corps qui sommeille à leurs côtés : ils combattent les loups et les ours, se protègent du vent ou cherchent leur chemin dans la tempête. Dans l’obscurité, chacun plonge dans une lutte à mort contre les forces de la nature, et cette lutte n’a pas de fin. Pour que des rêves advienne la survie de l’espèce, il faudra revenir à des temps plus sauvages. Diluvium Rien n’annonçait, quelques kilomètres avant Shivering Heights, cette météo de fin du monde : grisaille et lumière basse, nuages de brume léchant les phares des voitures. Aussi loin que porte le regard d’Agnès, de vaporeux lambeaux blancs se languissent contre la terre. On dirait qu’ils ont faim, pense-t-elle en les observant dans le rétroviseur. La voiture file avec constance, sans ralentir, mais les nuages se referment tout de suite après son passage, intacts. Elle les suit du regard quelques instants, si bien qu’elle est à deux doigts de manquer l’écriteau annonçant l’entrée du spa nordique. On l’avait avertie, pourtant, qu’il serait enfoui dans la forêt, presque invisible de la route. Elle vire brusquement, craint d’enfoncer le nez du véhicule dans le fouillis des arbres, mais, les ongles agrippés au cuir du volant, s’immobilise plutôt au milieu d’une vaste clairière de gravier emmêlé d’herbes jaunes. Une unique voiture y est garée. Des rouleaux de brume frôlent sa carcasse, remontent le stationnement jusqu’au pavillon d’accueil, puis dévalent le terrain pentu du site au pied des montagnes. L’épaisseur du brouillard engloutit les mains d’Agnès pendant qu’elle tire sa valise hors du coffre. Partie directement après sa journée de travail, elle regrette de ne pas avoir enfilé de tenue plus confortable. Les talons étroits de ses souliers s’enfoncent dans le sol, où les feuilles ont commencé à tomber et à se décomposer sous l’effet des pluies successives. Tout autour, la forêt n’est plus qu’entrelacs d’aiguilles et de bois mouillé. En tendant l’oreille, on peut entendre le flot combatif et régulier de la rivière en contrebas. Le froid rampe sous ses vêtements, sa peau, se glisse jusqu’à son crâne. Dans la poche de son imperméable, son téléphone vibre : le bureau ne sait pas plus vivre sans elle qu’elle sans lui. Elle s’oblige à éteindre l’appareil. Resserrant sa poigne sur la valise pour empêcher sa main de trembler, elle inspire comme le lui a enseigné son psychologue, en imaginant qu’un grand vent de liberté lui balaie l’intérieur. Dans le hall, deux femmes discutent avec violence. Derrière elles, d’immenses fenêtres, comme les parois d’un aquarium, s’ouvrent sur le monde agrandi de la forêt. À travers les nuages apparaissent tantôt des cabanes de bois, tantôt des piscines d’un bleu surnaturel. Hanté par la brume et les ombres, le paysage dégage un charme lugubre. Les deux femmes n’y portent pourtant aucune attention. La plus grande affirme qu’il n’y a rien à faire : le spa est fermé en raison d’un avertissement de pluies torrentielles. Celle à la voix éraillée, qui se trouve de dos, insiste pour rester sur place. Ses mains luisent étrangement en s’agitant dans le clair-obscur, comme si un film aquatique les recouvrait ou que la peau, trop mince, trop pâle, laissait passer un filet de lumière. En remarquant la présence de la nouvelle venue, les deux femmes se taisent. Puis le visage de la cliente entêtée s’illumine. — Regardez : personne n’a reçu votre message ! La propriétaire n’en démord pas. La veille, elle a prévenu tous ses clients de l’annulation. — Mais nous sommes là. Et nous n’allons pas reporter nos vacances, n’est-ce pas ? demande la jeune femme en faisant un clin d’œil à sa nouvelle alliée. Interdite, Agnès fixe le visage étranger devant elle. Tout en lui est jeune, net, symétrique, sauf les dents, pointues et crayeuses, placées de travers dans le sourire. Les yeux sont ronds, à fleur de tête. Rien ne semble se cacher sous cette peau lisse, mouchetée de taches de son où des perles d’eau glissent, comme si la vapeur du dehors s’y était condensée. — Je suis trop fatiguée pour reprendre la route, confirme Agnès. — Vous voyez ? Si la rivière déborde, madame, nous partirons, je vous le jure. La jeune femme arrache les clés des mains de la propriétaire et prend sa complice par le bras, exactement comme si elles se connaissaient. Ses yeux, remarque Agnès, sont à la fois splendides et peu profonds, deux flaques d’eau miroitant de feux d’artifice. À Shivering Heights, on vit dans l’énigme de l’eau et du ciel. La pluie tombe souvent. Certains jours, elle arrive en perles bien formées ou effilée en couteaux ; alors, on n’entend et on ne voit plus qu’elle, la matière-pluie à laquelle il est impossible d’échapper. Il y a une sorte de paix à vivre au cœur de cette averse à la fois précieuse et violente. D’autres jours, l’ondée se pose en un voile léger sur les forêts, les crêtes rocheuses, les becs, les museaux et les griffes. Dans ces cas-là, la rivière arrive à la dominer, à forcer sa fusion avec elle, à anéantir sa délicatesse envahissante. Au moment où Agnès et Heather, la jeune femme tenace, s’immergent pour la première fois dans les bassins brûlants du spa nordique, l’air commence à se changer en pluie. Tout autour d’elles, dans les montagnes, dans les branches des arbres, caché dans les terriers, on se prépare à l’averse. Les deux femmes se contentent d’observer le brouillard se tordre sous leurs yeux, cacher puis révéler des fragments

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