Author/Uploaded by Fabio Bartolomei
Fabio Bartolomei LA DERNIÈRE FOIS QUE NOUS AVONS ÉTÉ DES ENFANTS ROMAN Traduit de l’italien par Léa Drouet MERCVRE DE FRANCE AU CENTRE D’UN PETIT MONDE Ce qui se passe au juste là-dehors, Cosimo l’ignore. Il est à l’âge où l’on cherche les réponses dans le regard des parents ou, dans son cas, du grand-père. Sauf que le vieux a toujours cette expression de machinerie éteinte. Ni les nouvelles des...
Fabio Bartolomei LA DERNIÈRE FOIS QUE NOUS AVONS ÉTÉ DES ENFANTS ROMAN Traduit de l’italien par Léa Drouet MERCVRE DE FRANCE AU CENTRE D’UN PETIT MONDE Ce qui se passe au juste là-dehors, Cosimo l’ignore. Il est à l’âge où l’on cherche les réponses dans le regard des parents ou, dans son cas, du grand-père. Sauf que le vieux a toujours cette expression de machinerie éteinte. Ni les nouvelles des triomphes au front, ni celles des replis tactiques de plus en plus fréquents ne sont jamais parvenues à allumer en lui la moindre petite lumière, comme du reste les bombes sur la ville et le chaos qui s’est ensuivi : le fascisme est tombé et la guerre est sur le point de se terminer, ou plutôt non, pardon, le fascisme est de retour et la guerre se poursuit. Journées étranges, indéchiffrables. Ils étaient nombreux à se réjouir dans les rues, et tout autant à se terrer par crainte des représailles. Puis, soudain, ils ont échangé leur place : les joyeux à la maison et les peureux de nouveau dehors à faire la grosse voix. À la fin, personne n’y comprenait plus rien et ils sont presque tous restés cloîtrés. Comme le vieux, mais avec trois ans de retard. Si la guerre continue, pour Cosimo ce n’est pas un problème. Au contraire. Il a neuf ans et demi et l’intelligence impertinente des enfants qui ont poussé sans trop d’attentions. De sa vie en temps de paix, il garde peu de souvenirs, hormis les gémissements de sa mère malade, des gémissements affreux, pires que toutes les alarmes antiaériennes, tous les couvre-feux et tous les rationnements réunis. Le problème, c’est plutôt le manque d’espace. En quelques mois, les frontières de son monde sont passées progressivement de « va où ça te chante du moment que tu ne fais pas de bêtises » à « ne sors pas de la cour ! », puis, à partir du 8 septembre et de l’arrivée des Allemands en ville, elles se sont carrément réduites à « reste dans ta chambre et fiche-nous la paix ». Un cauchemar. Le seul jeu toléré était la cabane de draps et d’oreillers. Pendant deux semaines, avec son petit frère de six ans, Sebastiano dit Pissedessous II, il a affronté ouragans et tempêtes de neige, abattu et reconstruit le refuge avec une foi inébranlable en l’unique but que l’enfance et certaines formes de démence ont en commun, à savoir la victoire finale. Après s’être couvert de gloire du pôle à l’équateur, Cosimo a commencé à passer ses journées à la fenêtre. Il regardait la cour déserte. Il y en aurait eu des choses à faire là en bas avec Italo, Riccardo et Vanda. Italo est son ami depuis le cours préparatoire ; les deux autres, eux, ont été choisis parmi les clients occasionnels, ceux qui se faufilaient tous les jours, attirés par les cris et les bagarres de la cour. Riccardo s’était présenté pendant une partie de billes, avec discrétion. Planté derrière Cosimo et Italo, il suivait attentivement leurs lancers, muet, soulignant d’un signe de tête ceux qui étaient bien réussis et ceux qui partaient de travers, jusqu’au moment où on l’avait invité à faire une partie, histoire d’éviter son ombre sur le terrain de jeu. Vanda, elle, s’était montrée plus expéditive. Elle avait osé interrompre les trois amis engagés dans une bataille de campagne : « Je peux faire l’infirmière qui soigne les blessés ? » Proposition pertinente, honnête, qui, par amour du réalisme – les jeunes guerriers en avaient assez de ressusciter miraculeusement après chaque fusillade –, avait été immédiatement acceptée. Un choix inspiré. Vanda était compétente, elle les bandait avec ses rubans colorés et les renvoyait au front, au-devant d’une nouvelle balle ennemie, sans jamais faire de chichis. À l’époque, ils ignoraient que c’était une enfant de l’orphelinat et se limitaient à s’interroger, amusés, sur ses fuites précipitées. Heureusement, les adultes s’habituent à tout, même aux nazis en ville, et quelques semaines seulement après leur arrivée, la cour s’était progressivement repeuplée. Manque de chance pour Cosimo, le grand-père faisait toujours exception. Italo et Vanda avaient été parmi les premiers à réapparaître, mais en le voyant à la fenêtre, ils lui avaient mimé deux solutions – « tire-lui dessus, à ce vieux schnock », « pends-le » – avant de repartir. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Riccardo, mais lui, non, il n’était pas reparti. Sous la porte de l’appartement, il lui avait fait passer une feuille sur laquelle il avait traduit le code Morse. C’est tout lui, d’avoir ce genre d’idées. Ce n’est pas le plus malin, pas le plus fort ni le plus sympathique, mais il a la tête farcie de pensées qui se trouvent en général dans celle des grands. Ils restaient assis des heures devant la porte à s’échanger des messages secrets, en tapotant avec les doigts une lettre à la fois. Mais ça, désormais, ce sont des choses qui se passaient il y a un siècle. Aujourd’hui c’est la plus belle journée de ma vie, se dit Cosimo dès que le grand-père émet le signal tant attendu : lui aussi peut retourner jouer dans la cour. Air, soleil, espace. Il dévale l’escalier, salue la signora Menardi, lui demande si elle a besoin d’aide pour monter avec un regard implorant qui convainc la dame de donner la bonne réponse : non, mon chéri, merci mille fois. Il se précipite dans l’entrée puis dehors, vers un rayon de soleil engageant qui éclaire le pavé. Il se fige un instant avant d’être assailli par la lumière. Un pas de plus et il finissait sous la fenêtre surveillée par le grand-père, qui a été clair sur la question : tu peux aller en bas, mais sans courir ! Sinon tu vas trouer tes chaussures, ou ton pantalon, ou bien les manches de ta veste. En somme, la seule chose qui ne servira pas à son frère Sebastiano quand il sera plus grand, et que Cosimo peut donc