La vérité qu'elle mérite

À ma fille Clara, Ma victorieuse. À la fin de l’envoi, je touche. Edmond Rostand 1 — Il est à vous, celui-là ? L’air était chaud, le sol bouillant. Les arbres peinaient à contenir un peu de fraîcheur, alors sur la chaussée le bitume suait en silence. — Le gosse. Celui qui braille, insista Marie Beauchamps en pointant du menton la direction des balançoires. À découvert, personne ne se risquait à traverser l’immensité de terre battue qui recouvrait la place Bellecour. Un désert sans dune. Un terrain pour géants. Jeu, set et match, toujours les colosses réclament l’affrontement. Mais une partie à jouer sans filet et avec pour seul public les façades de pierre momifiées par la chaleur. Exposé en son centre, le Roi-Soleil, une statue équestre dressée telle la pointe d’un cadran solaire. Somptueux et solitaire au beau milieu de la place vide. — Si ce n’est pas le vôtre, il vous ressemble. Au loin, des bassins apathiques gargouillaient une eau aseptisée qui piquait le nez jusqu’à la gorge. Des relents désagréables de chlore et de béton humide. Infect. Autour, installée à hauteur de cuisse, une frêle barrière en fer forgé encerclait les fontaines pour tenir à distance les éventuels baigneurs. Pour autant, nécessité fait loi, surtout en ville, alors on n’hésitait plus désormais à enjamber la clôture pour se tremper les pieds, parfois même la jambe entière. Assommés de chaleur, les citadins bravaient les interdits sans même ressentir l’ombre d’un scrupule tant ils étaient nombreux à le faire. La multitude a toujours raison. — Surtout le nez. Plutôt coriace un nez pareil. Une véritable pénitence. Quand on y regarde bien, il y a du châtiment là-dessous. Aux étages, les volets demeuraient clos pour contenir la chaleur à l’extérieur tandis que les garde-corps rôtissaient à se tordre. Alors l’agressivité collait aux dents des citadins. Une sale humeur collective. Mauvaise et peu aimable. Répugnante même. Des rats piégés dans leur fournaise. — Tout de même, insista Marie Beauchamps. À cet âge… — Le nez, c’est de famille, l’interrompit la jeune mère. Et puis pourquoi il vous tracasse autant ? Vous n’en avez rien à faire, ce ne sont pas vos histoires. — Il doit le tenir de son père, parce que le vôtre, ce n’est pas si évident. — Je viens de vous le dire, ce ne sont pas vos affaires. — Remarquez bien, avec un nez pareil, il y a moyen de s’amuser à forger l’histoire. Certains ont osé. De véritables conquérants. Assise de l’autre côté du banc, la jeune mère se contenta d’un sourire amer. Pincé, du bout des lèvres et mal ajusté. Elle regrettait déjà la proximité avec cette femme épouvantable. Pourtant, elle l’avait choisie cette place, elle l’avait voulue. Elle aurait même pu se battre pour l’obtenir et s’était félicitée d’avoir su la dénicher. Pour le coup, elle s’était trompée. Écœurant lorsqu’il s’agit d’avouer son propre rôle dans un récit qui commence à mal tourner. — Il a l’air de bien ventiler, il y a des avantages à pouvoir respirer à son aise. De toute manière il ne s’agit pas tant du nez, mais bon Dieu, qu’est-ce qu’il braille ! Vous avez vérifié pour l’audition ? Non, parce qu’en général, comme les oreilles restent bien visibles, on ne se méfie pas pour la surdité. Si tout semble en place, il est probable que cela fonctionne. Les aveugles, ce n’est pas pareil. Les infirmes non plus. Les handicaps, on a intérêt à les repérer, on s’évite de mauvaises surprises. Et puis comme ça, on peut s’habituer… — Il entend très bien. — Les sourds ont tendance à hurler plus que les autres. Une manière de se faire comprendre. Amusant non ? Ce sont eux qui n’entendent guère, pourtant ils haussent le ton. Un certain sans-gêne. Non loin du banc, l’aire de jeux. Un espace aménagé sous les arbres généreux. Comme on n’avait pas encore remplacé les marronniers par des tilleuls, les riverains ne s’y attardaient guère à l’automne car l’endroit s’avérait risqué, périlleux même pour qui osait s’y aventurer. Au sol, des bogues de marron écrasées témoignaient de la cruauté du lieu. Coriaces. Une véritable place de combat. Sans crier gare, les branches délivraient leurs projectiles hirsutes à la volée sur les têtes nues. Passant, prends garde à toi ! Aussi certains optaient pour le détour, quitte à allonger un peu leurs pas. Lorsqu’il s’agit de sauver sa peau, les efforts ne s’envisagent plus à l’économie. — Il joue, finit par rétorquer la jeune mère exaspérée. — Mais ce jeu-là n’a pas l’air de lui plaire pour brailler autant. Des toboggans aux couleurs criardes et aux courbes généreuses s’offraient aux joies des gamins. Ici tout était arrondi, amusant et coloré. Autrefois on laissait les enfants s’ennuyer, s’égratigner, se cogner aussi. Désormais l’âge doit rester tendre et il importe d’empêcher les plaies et les blessures. Rapport aux assurances. À défaut de coupables, on aime à trouver des responsables pour mieux supporter le poids de ses misères. Pourtant la vie frappe – une évidence –, et toujours à l’aveugle. Quelle impertinente ! — Enfin, si ça vous rassure de l’entendre, ne vous gênez pas pour me le dire, marmonna Marie. Toutefois, vu comme il enrage, il doit être cassé quelque part. Au milieu des balançoires, une nuée de petits citadins venait se dégourdir les jambes avant le déjeuner. Jouer, s’amuser, courir, la jeunesse doit se détendre un peu. Hurler aussi. La voix mérite de s’exprimer, s’exercer tout autant. Pour dire le vrai, le bambin de la dame n’était pas le seul à s’époumoner. L’heure était ardente, le soleil pointerait bientôt midi. — Cassé ? Mais mon fils n’est pas cassé. Qu’est-ce que vous racontez ? La jeune mère sentait la colère venir lui briser les flancs. Vlan. La rage même. Une question d’instinct et de progéniture. Même la poule protège ses œufs. Griffes et bec. Toutefois, elle demeurait prudente car elle n’avait pas pris la peine de jauger sérieusement son interlocutrice. Elle ne s’était pas méfiée. Une femme pas