Author/Uploaded by Jean-Michel Maulpoix
Jean-Michel Maulpoix Le jardin sous la neige Mercvre de France Une tristesse en forme d’homme. PAUL VALÉRY Saison froide Je suis entré dans le chagrin en poussant la porte de la saison froide. C’est par les mots que vient l’hiver. À la saison froide, on se calfeutre. Certains creusent un trou dans la terre. D’autres font provision de bois, de graines et de fruits secs. D’autres composent un lit d...
Jean-Michel Maulpoix Le jardin sous la neige Mercvre de France Une tristesse en forme d’homme. PAUL VALÉRY Saison froide Je suis entré dans le chagrin en poussant la porte de la saison froide. C’est par les mots que vient l’hiver. À la saison froide, on se calfeutre. Certains creusent un trou dans la terre. D’autres font provision de bois, de graines et de fruits secs. D’autres composent un lit de feuilles. La plupart ne bougent plus. Ils se préparent. Ils se résignent. Ils voudraient simplement dormir. À la saison froide, on regarde la vie filer au large : les affaires, les projets, les amours des autres. On se tient tel un naufragé qui guettait naguère au loin depuis son île les navires de passage : on ne lève plus les bras, on n’allume plus de feu, on ne fait plus de signe... On n’en peut plus d’attendre... À la saison froide, le lointain disparaît. On ne saurait dire comment c’est arrivé. D’un coup, l’horizon s’est retiré. Plus de plage où marcher, plus d’arbres ni de fleurs. À présent le monde est si étriqué ! Un timbre-poste sur une enveloppe ! Entre table et fauteuil, la vie est de moindre importance. À la saison froide, la nuit tombe plus vite, les journées sont plus courtes, on ne regarde plus le soleil descendre sur l’horizon. L’heure qui vient est noire et silencieuse, faite exprès pour le sommeil, ou peut-être autre chose de plus obscur et de plus inaudible encore. Nul feu ne flambe plus dans le cœur. À la saison froide, la pluie cesse de tomber. Elle blanchit et tournoie, éperdue, cherchant son chemin, essayant peut-être de remonter vers les hauteurs du ciel d’où elle est venue, offerte aux bourrasques et se bousculant en essaims d’abeilles glacées. On dit alors qu’elle tourne en neige. Les ruisseaux ne coulent plus ; eux aussi se sont arrêtés, emprisonnant les herbes et les paquets de branches brisées. On ne voit plus d’insectes venant étancher leur soif minuscule parmi des reflets de soleil. Le ciel bleu patiente sous la glace jusqu’au retour du printemps. Plus de voix, plus de feuilles, les oiseaux se sont tus ; ils ne s’affairent plus dans les arbres et la terre fait silence. Les poètes s’en retournent à leur cabane de larmes. On ne les entendra pas pleurer. Depuis longtemps déjà l’espérance faisait mauvais ménage avec la mémoire. À la saison froide, on secoue son manteau de neige, pareil à ce voyageur perdu qui a marché longtemps à travers les montagnes pour traverser l’hiver. Ses épaules sont blanches, comme ses cheveux, et comme la peau de son visage. Quand il franchit le seuil, la neige entre avec lui. À la saison froide, la vie perd ses couleurs. Comment s’émouvoir ? Les ailes des papillons et les abeilles sont grises. La vie aussi s’en va en miettes. On rêve à des prairies, des robes claires, et pourquoi pas, au zénith de l’été, un champ de blé piqueté de coquelicots et de bleuets. Autrefois, il y avait toujours une porte, une fenêtre, un soupirail par où s’échapper, ne fût-ce qu’en pensée, vers un souffle d’air et de bleu, une croyance, une lueur, encore un peu de lendemain. Quelqu’un passait dans la rue, avec un panier, et lançait son bonjour. On lui répondait d’un sourire. Pourtant, on ne le connaissait guère. On avait juste attendu ensemble, chez la boulangère. Il y avait ainsi, un peu partout, des surprises, des pieds nus, des musiques... Quelqu’un tendait la main ; les vitres restaient claires jusque tard dans la nuit. En vérité, la saison froide est une sorte de banquise qui s’enfonce et s’épaissit par en dessous. Le flot durcit, le froid s’étend. L’haleine de la mer est de plus en plus courte. Le vent glacé qui souffle au visage contraint à fermer les yeux. Les tempêtes d’hiver sont les plus cruelles. À la saison froide, on bat en retraite. On n’a plus la force, on se résigne. Plus d’issue, plus d’envie, plus de courage. C’est alors que les animaux sauvages sortent de la forêt. Ils viennent prendre leur dû : c’est violence et rapines. La mort qui rôde montre son museau de pierre. À la saison froide, on revisite. On écoute grincer de vieux meubles dans la chambre aux regrets. Pas question de s’y blottir : inondée de nuit noire, elle n’est faite ni pour les caresses ni pour les songes. Les rideaux sont tirés. Dans les draps de l’insomnie, on couche seul. À la saison froide, on donne son congé. Chaque soir, avant de s’allonger, il faut penser à dire adieu. Étendu sur le dos, bien à plat, les mains jointes, on tombe parfois tout habillé dans un sommeil sans fond ; on sait que l’on risque désormais de ne pas se réveiller. À la saison froide, les oreillers où l’on enfouit la tête ont l’odeur d’autrefois. Par miracle, il peut encore arriver que vers minuit s’entrouvre un chemin : elle sous un parapluie, elle nue dans l’herbe haute, elle avec son pantalon rouge... Traînant les pieds dans les feuilles mortes... La mémoire n’est pas en reste : quand elle a des trous, elle invente. À la saison froide, on commence tout juste à comprendre : ils n’étaient pas construits d’un bloc, les géants de notre enfance, les solides, les autoritaires. Ils ne savaient pas tout. Leurs pieds étaient fragiles. Eux aussi ont fait ce qu’ils pouvaient. On ne s’en rendait pas compte. Ils savaient bien cacher leurs larmes. Ils se détournaient pour pleurer, tard au cœur de la nuit, tandis que nous dormions à poings fermés. Ils ont connu bien avant nous le temps des regrets et des insomnies. — On voudrait aimer : on n’y parvient plus. On reste seul avec ses phrases et ses mains vides ! On se déchire de l’intérieur. Mal embouché, on récrimine. — Il y a trop peu, oui, trop peu d’amour terrestre ! Comment se persuader que la dernière heure n’est pas encore venue, que l’on n’a