Le royaume des enfoirés

KIRA JANE BUXTON LE ROYAUMEDES ENFOIRÉS Traduit de l’anglais (États-Unis) parSTÉPHANE ROQUES Je m’appelle Petite Merdeuse, je suis une corneille domestiquée. J’ai plus d’un tour dans mon plumage. Je me suis habituée à bien des choses typiques des Enfoirés : les fenêtres, les secrets et les poupées gonflables. Je suis l’un des rares oiseaux qui aiment bien votre espèce, celle qui marche sur deux pattes et confectionne tout ce dont elle rêve. Je suis là pour être tout à fait sincère et vous raconter ce qui est arrivé à votre espèce. Ce qu’aucun d’entre vous n’a vu venir. Dans un monde attaqué par un mystérieux virus qui transforme peu à peu tous les humains en mutants, les seuls à ne pas devenir des zombies sont les animaux. Ils vont avoir fort à faire pour tenter de sauver ce qui reste de l’humanité. Une hilarante déclaration d’amour au monde sauvage mais aussi une terrible mise en garde pour l’espèce humaine obsédée par la virtualité et responsable de la destruction de la nature. Puissamment déjanté, drôle et poignant. Kira Jane Buxton est une romancière américaine. Elle vit à Seattle avec trois chats, deux chiens, deux corbeaux, un colibri, cinq geais, deux écureuils et un mari. Son livre (titre original : Hollow Kingdom) a connu un grand succès aux États-Unis. Les publications numériques des éditions Phébus sont pourvues d’un dispositif de protection par filigrane. Ce procédé permet une lecture sur les différents supports disponibles et ne limite pas son utilisation, qui demeure strictement réservée à un usage privé. Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur, nous vous prions par conséquent de ne pas la diffuser, notamment à travers le web ou les réseaux d’échange et de partage de fichiers. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle. ISBN : 978-2-7529-1299-2 Pour Jpeg, qui m’a appris à voler Voilà bien toute la vanité et la prétention de l’homme à considérer qu’un animal est obstinément sot parce qu’il oppose un silence obstiné à la vacuité des pensées humaines. MARK TWAIN P.M. La petite maison d’un artisan à Ravenne,Seattle, État de Washington, États-Unis d’Amérique J’AURAIS DÛ M’EN DOUTER depuis longtemps, que quelque chose clochait dangereusement. Comment peut-on passer à côté d’un truc aussi important ? Il y avait eu des signes, des signes aussi lents que la sève, cette lave couleur ambre qui engloutit un conifère rongé par la maladie. Aussi lents qu’un serpent à sonnettes qui glisse vers vous, colorant l’herbe d’écailles ventrales. Mais parfois, on ne voit les signes que lorsqu’on se trouve sur les plus hautes branches de la prise de conscience. Un instant plus tôt, tout allait bien. Big Jim et moi jouions dans le jardin. On habite ensemble, voyez-vous. Une relation platonique agrémentée d’un soupçon acidulé de symbiose. J’ai la chance de vivre avec un électricien dans un quartier convenable de Seattle, et lui profite d’une comique à domicile. On a décroché le coquetier, ce qui tombe bien, les œufs à la coque étant mes préférés. Donc, Big Jim et moi étions dans le jardin. Il avait une bière Pabst Blue Ribbon à la main – du classique, avec Big Jim – et s’est baissé pour arracher une mauvaise herbe de la taille d’un labradoodle. Tout pousse allègrement, dans notre État de Washington : mousse émeraude, pommes Honeycrunch, cerises douces, rêves démesurés, addiction à la caféine, et tendance aiguë à la passivité-agressivité. Nous avons aussi légalisé l’herbe, ce que Big Jim se plaît à saluer d’un déchirant cri du cœur : « Ouais, putain ! » Où en étais-je ? Ah, oui. L’éclat du vernis doré de cette soirée d’été recouvrait le jardin, sa fontaine à grosse grenouille et l’autre crâneur de nain de jardin à la con que j’essaie de saboter depuis que j’habite ici. Et puis l’œil de Big Jim est tombé. Genre, tombé de sa tête, putain. Il a roulé sur l’herbe, et en toute honnêteté, Big Jim et moi avons été pris de court. Dennis, lui, n’a pas cillé, et s’est jeté sur ce fourbe d’œil. Dennis est un limier doté d’un QI d’opossum trépassé. Franchement, j’ai déjà vu des dindes avec plus de neurones. J’avais suggéré à Big Jim qu’on se débarrasse de Dennis à cause de son effarante incompétence, mais Big Jim ne m’avait jamais écoutée, bien décidé à garder un colocataire dépourvu de tout instinct de commandement et qui passe 94 % de son temps à se lécher les couilles. Les crocs de Dennis étaient à moins de trente centimètres de l’œil quand je m’en suis saisie, le posant en équilibre sur la clôture pour le mettre hors de sa portée. Big Jim et moi avons échangé un regard, ou une espèce de regard de trois quarts, puisque évidemment il ne lui restait plus qu’un seul œil. Tout en prenant mentalement note d’ajouter ça à ma pétition pour obtenir l’expulsion de Dennis de notre domicile (quand on tente de bouffer l’œil de son coloc, on dégage, non ?) j’ai demandé à Big Jim si ça allait. Il n’a pas répondu. « Mais putain ! » il a fait, portant sa grosse main à la tête, et c’est la dernière chose que je l’ai entendu dire. Big Jim a battu en retraite à l’intérieur sans finir sa Pabst Blue Ribbon. Encore un signe. Il a passé les jours suivants au sous-sol de notre maison où se trouve le frigo à bière et un autre bourré de viande. Et il n’a rien mangé. Aucun des succulents canards ou chevreuils qu’il avait abattus avec amour d’une balle en pleine tête. Les choses se sont encore aggravées quand il a raté l’émission de monster trucks dont il nous chantait les louanges depuis des semaines. J’ai tenté de le raisonner, de lui faire manger un morceau de banane – j’ai retiré les parties trop mûres parce qu’il est tatillon –