Les amies Cover Image


Les amies

Author/Uploaded by Nolwenn Le Blevennec

NOLWENN LE BLEVENNEC LES AMIES roman GALLIMARD À Sterenn. I SUD Le 23 mai n’est pas le vingt-troisième jour du mois de mai, c’est le jour de naissance de Rim. Cette date, apprise au tout début de ma vie, appartient à mon amie d’enfance. Colle à elle comme un mot à son objet, n’a pas d’existence propre, s’autodétruit dans les airs sans elle. Au réveil ce matin-là, je ne pense qu’à elle. Ma tête es...

Views 33111
Downloads 1297
File size 233.4 KB

Content Preview

NOLWENN LE BLEVENNEC LES AMIES roman GALLIMARD À Sterenn. I SUD Le 23 mai n’est pas le vingt-troisième jour du mois de mai, c’est le jour de naissance de Rim. Cette date, apprise au tout début de ma vie, appartient à mon amie d’enfance. Colle à elle comme un mot à son objet, n’a pas d’existence propre, s’autodétruit dans les airs sans elle. Au réveil ce matin-là, je ne pense qu’à elle. Ma tête est envahie. Surtout, ne pas oublier d’appeler Rim. Tu veux quoi pour ton anniversaire ? T’es où ? T’es bien ? Pendant que Daniel me prépare des œufs à l’anglaise, je revisite son appartement familial et je nous vois, enfants, en boule sur le lit électrique de ses parents. Nous rions à n’en plus pouvoir d’une réplique du film Dirty Dancing, quand la fille dit à Johnny : « Tu n’as pas besoin de courir le monde après ton destin comme un cheval sauvage. » Je veux remettre la scène une quatrième fois. Rim en a marre, mais « allez, d’accord ». Elle appuie sur la touche grésillante du magnétoscope, Rewind, tandis que j’actionne la télécommande du lit parental pour le mettre à plat. On s’étrangle une nouvelle fois de rire. Il est 6 h 30, ce 23 mai 2021. Mon lit d’adulte ne bouge pas. C’est un bloc de ciment dont je ne vais pas sortir de la journée parce que, comme d’habitude à cette date, je me lance dans la géographie d’une amitié perdue. 1 Champomy Gold Je connais Rim depuis toujours, mais c’est quand elle a été embauchée dans le même journal que moi, en 2010, qu’elle a repris toute sa place dans ma vie et que notre trio avec Anna s’est formé. Nous menions toutes les trois des vies semblables, c’est-à-dire que, la trentaine entamée, nous étions sur le point de faire des enfants avec des mecs bien. Par bien, j’entends des hommes qui prennent en charge au moins la moitié de la logistique familiale. Quand elle ne lisait pas de psychanalyse, Anna partageait sa vie avec un réalisateur de documentaires argentin dont la particularité était de tenir des propos rassembleurs. Sa force rhétorique : le respect de chacun au détriment de personne. Devant les films de Panchi, mon esprit se vidait d’approbation. C’est du respect intersectionnel, pensais-je à chaque fois, et aussi qu’il terminerait maire d’une petite commune française. Grand et mince, Panchi portait des écharpes en soie et des bonnets à grosses mailles tricotés par sa mère. Il aspirait les yaourts à même le pot en souriant de ses cils noirs. Aux anniversaires, il offrait des cadeaux qui sont la preuve qu’aucune conversation n’est jamais oubliée. Avec son intelligence, son sens de la justice, il aurait fait un bon coéquipier de fin du monde s’il avait fallu trouver des choses à manger dans l’obscurité. Sa peau chaude et caramélisée tranchait avec celle d’Anna, née en Savoie. À cette époque, ils discutaient de féminisme des nuits entières. Ce qui me semblait trop. À l’inverse, Rim refusait d’intellectualiser quoi que ce soit. Elle vivait avec un garçon blond, portant des vêtements trop serrés et des chemises à carreaux ouvertes sur son torse. Beau et végan, à l’exception, une fois par an, d’encornets revenus à la poêle avec des pois chiches et du citron. Aussi tonique que Rim, Niels (on ne prononce pas le « s ») était coach sportif 360° et moniteur d’escalade. Trois matinées aux Buttes-Chaumont passées à soutenir les cuisses de Rim, qui grimpait mal au début, avaient suffi pour qu’il se mette à voir le jaune de son legging partout dans Paris ; comme une persécution. Le Franco-Norvégien, mal à l’aise à l’oral, était doux dans le sens où il aimait suspendre des fleurs au plafond. Où il ne fumait jamais une cigarette sans en proposer autour de lui, ce qui est une grande qualité. À leur rencontre, Rim avait troqué son air de kommandantur pour son opposé, celui d’un lutin de Noël qui fait des entrechats. Quant à moi, Armelle, rat des salles de cinéma, fille aux lunettes rondes en écaille ayant peur de tout, des gens et des situations, je vivais avec Daniel. Un prof d’histoire à l’université de dix ans de plus que moi, l’esprit vif, deux enfants d’une autre femme, gros et ferme (on pourrait disposer des billes dans le pli principal de son cou quand il dort), au nom ukrainien et aux cheveux noirs bouclés. Empereur des amphis. Accro au réseau social Twitter et roi des punchlines. Comme Panchi, Daniel était imprenable politiquement : toujours deux coups progressistes d’avance. Homme de confiance sur les sujets d’actualité et drôle dans la manière de les percevoir. Sans lui dire, j’adorais plusieurs choses. Qu’il n’accepte pas de démarrer sa voiture sans que j’aie crié, par respect pour elle : « Colette turbo, en avant les turbos. » Qu’au lit, avant de faire l’amour, il me parle yiddish avec un accent espagnol. Qu’au réveil, il se colle à moi comme une pleine lune restée seule trop longtemps. Que son odeur persiste sur les draps comme une fine couche de farine. Que la nuit, sa tête chaude s’immerge dans le traversin. Cet oreiller qui adhère à ses yeux est d’ailleurs ma meilleure réserve d’ADN pour sa réincarnation. Mais aussi qu’il m’appelle, à toute heure de la journée, pour chanter à deux voix California Dreamin’ de The Mamas and The Papas. Le téléphone sonne, et il commence d’un timbre aigu pour un homme, presque intolérable, All the leaves are brown. Silence. Il répète cette phrase tant que je n’ai pas embrayé avec la deuxième voix, féminine, mille fois trop haute pour moi. Je suis en réunion. Je m’isole pour lui dire d’arrêter, « s’il te plaît arrête, je suis au travail, c’est pas possible de faire ça », mais je cède toujours. All the leaves are brown. Il continue. And the sky is grey. Je suis embarquée. And the skys is grey. I’ve been for a walk. I’ve been for

More eBooks

The Taken Duet Cover Image
The Taken Duet

Author: Dani René

Year: 2023

Views: 55691

Read More
The Reaper's Gambit Cover Image
The Reaper's Gambit

Author: Janet Oppedisano

Year: 2023

Views: 7038

Read More
The Innovator Cover Image
The Innovator

Author: Nadia Han

Year: 2023

Views: 53765

Read More
The Wife List Cover Image
The Wife List

Author: J.A. Schneider

Year: 2023

Views: 48844

Read More
Hart’s Ridge Cover Image
Hart’s Ridge

Author: Kay Bratt

Year: 2023

Views: 21552

Read More
Hellfriend Cover Image
Hellfriend

Author: Myriam M. Lejardi

Year: 2023

Views: 17653

Read More
Personal Foul Cover Image
Personal Foul

Author: Maggie Rawdon

Year: 2023

Views: 12529

Read More
Stone Shadow Cover Image
Stone Shadow

Author: Demelza Carlton

Year: 2023

Views: 56061

Read More
Rescue Me, Daddy Cover Image
Rescue Me, Daddy

Author: Michael Robert

Year: 2023

Views: 19187

Read More
Towerwood: A Modern Rapunzel Retelling Cover Image
Towerwood: A Modern Rapunzel Retell...

Author: Kate Callaghan

Year: 2023

Views: 39247

Read More