Author/Uploaded by Zoe Brisby
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226483034 À celles d’hier, d’aujourd’hui et de demain qui ont osé, osent et oseront. « Now I am become Death, the destroyer of worlds. » Robert Oppenheimer 1 Un couple parfait...
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226483034 À celles d’hier, d’aujourd’hui et de demain qui ont osé, osent et oseront. « Now I am become Death, the destroyer of worlds. » Robert Oppenheimer 1 Un couple parfait Las Vegas, 22 avril 1952 C’est d’abord un flash aveuglant. Ils ont beau fermer les yeux, la lumière s’y infiltre quand même. L’obscurité de leurs paupières closes ne forme qu’une barrière bien légère face à l’éclat luminescent. Ensuite, quelques secondes qui paraissent flotter. Et, pendant cet instant volé, tout le monde retient sa respiration. Puis, vient le champignon. Cet énorme nuage qui déchire le ciel devenu orange. Ils le voient monter toujours plus haut jusqu’à former une boule blanche. En son centre, une épaisse fumée rouge incandescente. Enfin, arrive le bruit. Ce vrombissement qui les transperce et vient les secouer jusque dans leurs jambes. Certaines se bouchent les oreilles en gloussant. D’autres tentent de rester stoïques. Pour finir, la chaleur. Ils sont en chemisettes et robes légères mais le thermomètre s’affole et ils doivent s’éponger le front. L’onde de choc a toujours quelque chose d’amusant. Ils sentent la terre trembler sous leurs pieds. Les verres remplis de cocktails s’entrechoquent dans une mélodie presque habituelle. Les olives des margaritas valsent. Les jupes se soulèvent. Les chapeaux quittent les têtes. Ce n’est pas leur première explosion atomique mais le plaisir est toujours intact. La Terre tremble et l’Homme reste impassible. Chacun ressent, plus ou moins consciemment, la jouissance du pouvoir. Rien ne peut résister aux États-Unis d’Amérique. Pas même le désert du Nevada. À quelques kilomètres seulement du site de lancement, sur la base militaire Nevada Test Site, Summer et son mari, Edward, organisent un barbecue « atomique ». Celui du mois dernier, chez les Foster, était une telle réussite que Summer sent une pression sur ses épaules d’hôtesse irréprochable. Après tout, c’est elle qui a toujours organisé les plus belles réceptions d’Artemisia Lane. Elle a voulu faire les choses en grand. Tous leurs voisins et amis sont présents. Elle ne veut pas faire honte à Edward. Elle a mis les petits plats dans les grands. Tout est « atomique », pour être à la mode. Les cocktails et même les petits-fours. Elle a suivi les conseils de cette publicité vantant les mérites de la coiffure « atomique » et regrette amèrement sa permanente volumineuse qui lui donne l’air d’avoir mis les doigts dans la prise. Mais les voisines adorent, alors… – Vous ne croyez pas que cela pourrait être dangereux ? s’alarme Mrs Burns, du 32 Artemisia Lane. Quelques rires moqueurs. – Dangereux ? – L’explosion était tout de même monumentale.– Spectaculaire, vous voulez dire ? Edward s’avance vers Mrs Burns avec la nonchalance d’un guépard prêt à sauter sur sa proie. Summer frissonne. Elle le sait dans son élément, il n’y a pas plus grand défenseur de la bombe atomique que son mari. Mrs Burns se sent mal à l’aise tout à coup. N’a-t-elle pas été un peu stupide ? Comment pourraient-ils risquer quoi que ce soit ? Edward pose une main sur son épaule. – Nous sommes à vingt kilomètres, il n’y a absolument rien à craindre. Il humecte son index et le lève comme le lui ont appris les scouts dans sa jeunesse. – En plus, nous ne sommes même pas dans le sens du vent. Mrs Burns affiche un sourire contrit. Les conversations peuvent reprendre. On félicite la maîtresse de maison pour ses cocktails divins. On passe de table en table pour échanger les derniers ragots de la base. On commente l’explosion comme s’il s’agissait d’un feu d’artifice. Summer observe Edward virevoltant d’un groupe à l’autre. Elle aime les barbecues. C’est le moment où son mari paraît le plus heureux. Il est beau avec ses lunettes de soleil, seule protection nécessaire contre l’explosion. Il charme, taquine, plaisante. Elle aime aussi l’image qu’ils renvoient. Eux, le couple parfait. Ceux chez qui il faut absolument être reçu. Lui, le chef du département scientifique de la base, et elle, la douce Summer qui prépare les meilleurs roulés aux saucisses. Oui, les Porter, un couple parfait. Paradoxalement, elle déteste aussi les barbecues. Edward ne lui accorde aucun regard. Sauf pour lui signifier qu’il faut remplir un verre ou desservir une table. Summer fait semblant d’apprécier le moment où elle s’allonge sur l’une des chaises longues au bord de la piscine mais elle est en veille. Toujours à l’affût. Toujours en quête du regard approbateur d’Edward. Peut-on à la fois aimer et détester quelque chose ? Summer hausse les épaules. Oui, la preuve, elle aime Edward autant qu’elle le déteste. Ce qu’elle abhorre par-dessus tout, c’est le sentiment d’infériorité qu’elle ressent. Se voir à travers les yeux de son mari peut devenir insupportable. Parfois, il lui arrive de se dissocier de son propre corps. Son esprit s’évade, et elle observe la scène comme une personne extérieure. Comme si elle était au cinéma. Elle aimerait tant être dans un de ces films où Cary Grant, le sourire enjôleur, séduit de superbes femmes ! Mais pour l’instant, elle est là, les cheveux collants de laque et la robe coincée dans un repli de sa chaise longue. Elle se voit, seule, au milieu des autres. Elle fait ce qu’elle sait faire. Ce qu’elle fait depuis toujours. Être parfaite et transparente. Parfaitement transparente. – Charlie est deux fois plus puissante qu’Hiroshima ! Summer sort de sa torpeur pour reporter son attention sur la conversation qui anime les invités. Mike, le bras droit d’Edward, explique à un groupe médusé les ressorts de la bombe H. – Charlie ? – C’est le nom que lui donne l’Agence de l’énergie atomique.– C’est drôle de lui donner un nom, glousse une invitée en