Author/Uploaded by Laurent Esnault
Laurent Esnault Parce qu’ils sont là Sixième(s) À mes amours, Marie, Raphaël et Victor « Il y a deux façons de voir la vie. L’une comme si rien n’était un miracle, l’autre comme si tout était miraculeux. » Albert Einstein « La vie est un miracle. Et comme tous les miracles, il suffit d’y croire. » Emir Kusturica Prologue J’entends un bruit. Je dresse une oreille dans un demi-sommeil moite. Instin...
Laurent Esnault Parce qu’ils sont là Sixième(s) À mes amours, Marie, Raphaël et Victor « Il y a deux façons de voir la vie. L’une comme si rien n’était un miracle, l’autre comme si tout était miraculeux. » Albert Einstein « La vie est un miracle. Et comme tous les miracles, il suffit d’y croire. » Emir Kusturica Prologue J’entends un bruit. Je dresse une oreille dans un demi-sommeil moite. Instinctivement, je regarde vers la porte restée ouverte pour laisser entrer un peu d’air. Et là, je vois sa silhouette passer. Avec son pyjama blanc, on dirait un petit fantôme. Dans les vapeurs de mon sommeil, je comprends qu’il se dirige vers le balcon qui donne sur la plage. Je perçois un choc. La baie vitrée est fermée. Je pense « il s’est pris la vitre, heureusement, sinon il serait capable de passer par-dessus la rambarde ». La silhouette repasse dans l’autre sens. Je me lève, en prenant soin de ne pas faire grincer le lit. Je me glisse dans la chambre attenante. Son frère dort à poings fermés, allongé en travers, les draps repoussés. Le lit d’Hadrien est vide. Un frisson me balaie le dos. J’essaie de respirer calmement, mes yeux fouillent l’obscurité. Je ressens comme un léger souffle derrière moi. Je me retourne. La salle de bains est juste en face de la chambre des enfants. Hadrien se tient debout, devant la cuvette des toilettes. Il fait pipi, mais il n’a pas baissé son pyjama. Le pipi se répand sur son pantalon, par terre. Ses paupières sont closes. Je m’approche, tout doucement. Je lui dis « Hadrien, mon chéri, qu’est-ce que tu fais ? » Il relève ses paupières. Les yeux écarquillés, il regarde fixement devant lui. Ou plutôt non, il a les yeux fixés dans le vide, droit devant, il regarde, mais il ne voit pas. Je suis tétanisé. Je rassemble ce qui me reste de courage, je me baisse, je murmure dans un souffle : — Hadrien, je suis là, papa est là. Dis-moi ce qui se passe. D’un coup, son regard reprend vie. Il me sonde avec un air étonné. — Hadrien, je t’en prie. Il faut que tu me dises. Il hésite un long moment. Et puis : — Papa, je les ai vus. 1 16 juin 2011 Les contractions ont commencé vers quatre heures du matin. Neuf mois qu’on l’imagine. Je me souviens de la première échographie, son petit cœur qui bat, une émotion immense, la vie. Dans les rues désertes de Toulon, je conduis à vive allure vers l’hôpital Saint-Jean, One More Time des Daft Punk à plein volume. Les rythmes électro de nos robots préférés vont peut-être accélérer la venue du petit dernier de la famille. — Prête pour le troisième plus beau jour de notre vie ? Les traits tirés, le souffle court, Amélie me jette un regard noir. — Très drôle ! On voit bien que ce n’est pas toi qui accouches ! Et pourquoi trois ? — Si je compte bien, avec notre mariage et la naissance de notre premier enfant, ça fait trois. Elle part dans un grand éclat de rire, joyeux et moqueur. — Je ne te connaissais pas si fleur bleue ! Ses longs cheveux bruns cachent ses épaules. Avalée par le siège passager, elle dorlote son ventre rebondi. — Moi, j’en compte bien plus. À commencer par le jour où on s’est roulé une pelle pour la première fois. J’aime Amélie. Elle est ma muse, ma moitié, ma complice, depuis sept ans maintenant. Notre aîné, Romain, dort à l’hôtel avec ses grands-parents maternels venus prêter main-forte. Il a cinq ans, il attend son frère avec une impatience et une curiosité grandissantes. Arrivés à la clinique, nous sommes dirigés vers la « salle de travail » numéro huit. — C’est fou ! Pile la chambre où j’ai accouché de Romain ! Aurais-je dû y voir un signe ? Ce jour-là, je ne prête pas attention aux signes. Je suis fébrile. Exalté. Salle de « travail ». Un vilain mot pour une si belle journée. Dans cette cellule aux murs blancs, aux néons blafards, avec un lit, une chaise, des armoires remplies de tout un arsenal médical, on ne voit pas le jour. La seule indication du temps qui passe est une horloge de bureau sans âme accrochée en hauteur. Elle indique 10h15 quand les contractions s’accélèrent. — Poussez, poussez ! Le col s’est bien ouvert ! La sage-femme souffle, encourage, on dirait que c’est elle qui va enfanter. Assis près du lit, je serre trop fort la main d’Amélie. Je lui chuchote des mots doux. Malgré la péridurale, son visage se crispe. La fatigue, le stress et le bonheur de donner la vie. Tout mélangé. Enfin, des cheveux apparaissent. Des cheveux bruns, drus. Et un cri. Un cri strident. Un cri de délivrance. Hadrien est là. La sage-femme l’attrape vivement et le dépose sur le ventre d’Amélie. Elle me tend les ciseaux pour couper le cordon. Comme pour Romain. Les mêmes gestes, le même émerveillement, le même miracle. Il est là, ça y est. Il est là ! La sage-femme entreprend une rapide toilette. Elle pose Hadrien sur le matelas à langer, dans un coin de la pièce. Je m’approche pour le prendre dans mes bras. Il plisse des yeux pleins d’étonnement, des yeux qui interrogent le monde. — C’est papa, Hadrien. C’est moi, papa. Je le prends délicatement, je le dépose contre un sein de sa maman. Ils se dévisagent à leur tour. Tout va bien... — Chéri, je suis fatiguée. J’effleure tendrement la chevelure ébouriffée d’Amélie. — C’est normal, tu dois être à bout de forces. — Oui, c’est normal, vous avez bien travaillé, confirme la sage-femme d’un ton enjoué, tout en rangeant son matériel. C’était un bel accouchement, vous avez le droit de vous reposer ! — Non, c’est pas ça... Je me sens bizarre, j’ai des étourdissements... je me sens très faible. D’un coup, la sage-femme a l’air préoccupée. Elle inspecte