Author/Uploaded by Ante Tomić
ANTE TOMIĆ QU’EST-CE QU’UN HOMMESANS MOUSTACHE ? Roman Traduit du croate et annoté parMARKO DESPOT L’arrière-pays dalmate, son maquis rocailleux, un village, Smiljevo, avec son auberge, son église, son école et ses deux épiceries. On y trouve une veuve joyeuse, un prêtre timoré, alcoolique repenti, un épicier amateur de feuilletons mexicains, un général de l’armée croate, un émigré ayant fait for...
ANTE TOMIĆ QU’EST-CE QU’UN HOMMESANS MOUSTACHE ? Roman Traduit du croate et annoté parMARKO DESPOT L’arrière-pays dalmate, son maquis rocailleux, un village, Smiljevo, avec son auberge, son église, son école et ses deux épiceries. On y trouve une veuve joyeuse, un prêtre timoré, alcoolique repenti, un épicier amateur de feuilletons mexicains, un général de l’armée croate, un émigré ayant fait fortune en Allemagne, un ivrogne, un poète incompris auteur de haïkus, un ministre de la Défense et bien d’autres personnages hauts en couleur. Tout au long de ce roman d’amour hilarant, on découvre une population archaïque, excessivement touchante dans son humanité. Ce premier roman d’Ante Tomić, douce satire de l’Église, de l’État et du machisme, mais aussi d’une Croatie nouvellement indépendante, aura lancé la carrière de l’auteur de Miracle à la combe aux Aspics. Originaire d’un petit village de Dalmatie, Ante Tomić, né en 1970, est un journaliste, scénariste et écrivain croate. Deux de ses romans ont déjà été portés à l’écran. Les publications numériques des Éditions Noir sur Blanc sont pourvues d’un dispositif de protection par filigrane. Ce procédé permet une lecture sur les différents supports disponibles et ne limite pas son utilisation, qui demeure strictement réservée à un usage privé. Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur, nous vous prions par conséquent de ne pas la diffuser, notamment à travers le web ou les réseaux d’échange et de partage de fichiers. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle. ISBN : 978-2-88250-834-8 « Un genou de femme bien rond est l’autre nom du Saint-Esprit. » Bohumil Hrabal À Ivica Ivanišević Note de l’éditeur L’orthographe croate est rigoureusement phonétique : à chaque caractère correspond un son unique et invariable. On s’assurera une prononciation correcte en ayant à l’esprit les particularités suivantes : ć = tch mou (match)j = ill (feuille) c = ts (tsar)s = ss (lisse) č = tch dur (Mandchourie)š = ch (chou) e = é (pré)u = ou (roue) g = g (gare)ž = j (je) h = kh (halva) CHAPITRE UN Dans lequel nous faisons la connaissance de cette charmante bourgade où les plus chanceux se grattent l’oreille avec une clé de Mercedes, et ceux qui le sont moins avec la tête rouge d’une allumette. Que Smiljevo est charmant au mois de mai, lorsque l’ombre noueuse sous le clair de lune, comme un monstre biscornu devant la fenêtre, se transforme peu à peu en amandier à la première lueur du jour pointant derrière les collines bleutées ! Ou à midi, quand les cloches sonnent si fort qu’on a l’impression que le ciel du bon Dieu est fait de tôle, et que les paysans qui travaillent la terre se nourrissent d’œufs durs, d’oignons frais et de fromage, de lard et de saucisson étalés sur des linges de cuisine avec des fraises pour motifs. Peutêtre est-il plus beau encore au crépuscule, lorsque les nuages empourprés s’épanchent sous l’effet d’un vent venu d’on ne sait où. Ou la nuit, quand le silence n’est troublé que par les grillons, les chiens et les ivrognes qui chantent, rient ou se disputent avec leurs femmes qui les ont quittés depuis belle lurette, se débattant pendant des heures dans le fossé où ils sont tombés ivres morts, pour finir par s’endormir puis se réveiller à huit heures, voire plus tard, couverts de rosée et de fourmis. Le village est grand, deux mille âmes environ, et il ne désemplit pas. Du moins pas sensiblement. On y trouve une église et une école primaire, de magnifiques bâtiments en pierre de la région, une auberge du nom de Bevanda 1, dont les mauvaises langues affirment qu’elle porte bien sa raison sociale puisqu’on n’y sert que du vin coupé. On y trouve aussi deux épiceries qui, en vendant de la bière fraîche et du cognac, pratiquent une concurrence déloyale vis-à-vis du débit de boissons, ainsi qu’une poste et son employée qui picore son sandwich au jambon durant ses heures de travail. Il y a quelque temps, conduisant sa mobylette entre deux rasades de vin, le facteur a renversé un enfant. Il est devenu exécrable depuis qu’on lui a interdit de conduire : surtout, ne lui adressez la parole qu’en cas d’extrême urgence. À Smiljevo, comme partout ailleurs, certains ont de l’argent, d’autres non, sauf que, ici, cela ne veut pas dire grand-chose. Celui qui n’a pas d’argent passe ses journées à l’auberge à compter les mouches sur les rideaux sales, à se gratter l’oreille avec la tête rouge d’une allumette ou à charrier Mića en lui demandant s’il a l’intention d’épouser la Tchèque qu’il a culbutée l’été passé sur l’île de Hvar ; puis arrive quelqu’un qui a de l’argent pour lui payer une bière ou un verre de spritzer 2. C’est une existence agréable et rassurante, car il y aura toujours quelqu’un qui a de l’argent, marié à une gourgandine, ou qui, ambitieux par nature, est parti travailler en Allemagne et qui, de retour pour Noël, pour Pâques ou pour la Saint-Antoine, patron de Smiljevo, offre des verres aux bons à rien qui passent leurs journées à la Bevanda à compter les mouches sur les rideaux sales, et qui sont tellement minables qu’ils se grattent l’oreille avec la tête rouge d’une allumette. Les ambitieux, eux, se grattent l’oreille avec une clé de Mercedes. En matière de restauration, les deux épiceries offrent un service remarquable. Les détaillants gardent sous le comptoir trois verres à cognac, et l’on peut toujours boire le coup avec un camarade. Conformément aux règles d’hygiène en vigueur, les verres sont soigneusement essuyés après chaque client. Depuis la nuit des temps, Smiljevo est à l’opposé du monde hygiéniste où l’on n’ose se servir du linge d’autrui, et où, dit-on, le fils ignore le père et le père son enfant. Il règne dans ces boutiques une atmosphère chaleureuse et fraternelle, et personne ne s’offusque si