Suite armoricaine

Sommaire Titre Au nom du père Mémoires d’enfance. La douceur et la guerre - Henri Queffélec Première partie. L’armée ? Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Deuxième partie. L’aventure Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Miroirs d’enfance - Yann Queffélec Exergue de Georges Fourest Exergue de Henri Queffélec Carte Première partie. La splendeur du vent Chapitre 0 Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Deuxième partie. Éponge du Christ, lauriers de César ! Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 Ouvrages du même auteur Copyright Au nom du père Les souvenirs, pièces détachées, l’écrivain les rattache au souffle vivant des mots. Le passé fait peau neuve et hier devient aujourd’hui. Mon père, fan de Marcel Proust, excellait à ce genre de résurrection. Il avait les yeux bleus, pas moi. Cet océan nous a séparés. Il était né à Brest, pas moi. Encore un océan. Il ne brillait guère en breton, mais il parlait grec, latin, racontait mille histoires à ses enfants, et dans ses bons jours il se mettait au piano, chantait. Celui qui disait alors « Tu joues bien, Papa, tu chantes bien » était sûr d’avoir trop parlé. Il ôtait ses mains du clavier et c’était fini pour des mois. Timidité ? Orgueil ? Allez savoir. Il m’appelait P’tit Vieux, Fourneau, Grand Puissant Chef, etc. Il faisait pareil avec mes deux frères, Hervé, Tanguy, le Grand Puissant Chef aîné et le Grand Puissant Chef « petit dernier », la coqueluche de ces dames celui-là. Ma sœur Anne il l’appelait Tita, le surnom qu’on lui donnait tous. Et ma mère il aimait bien lui dire « Belle Poupée », « Belle Mignonne », « Bichon »… Puis ce fut ma sœur, la « Belle Poupée », lorsque maman ferma les yeux en 1970. Je me pose une question en écrivant ces lignes préliminaires, la question qu’un romancier n’entend jamais sans avoir envie de tourner les talons ou d’imiter le « meuh » d’une vache égarée : « Ça parle de quoi, votre livre ? De vous ? » De quoi, Papa, nos livres ? Ces deux monologues intitulés Suite, l’un suivant l’autre, moi sur tes pas. Si l’enfance y a la vedette, la Bretagne aussi. Ça parle de nous en effet, et chacun pour soi, chacun dans son temps. Elle a bien changé, la Bretagne, depuis mon père. Il pousserait les hauts cris en voyant ce qu’elle devient à son corps défendant. Il a connu la nausée des marées noires, le cimetière écœurant des grèves où la nature se mourait, la mer changée en gadoue, mais tout compte fait le pire se donne aujourd’hui le visage du vent sous le pseudonyme éhonté d’Éole – éolienne, éolien. L’Éolien dit à la Mer : Sois belle et tais-toi. À l’individu : rien, il ne lui dit rien, l’individu n’est rien. À l’argent gros comme l’Europe et comme le veau d’or en train d’anéantir le futur à visage humain, il susurre : Mon Seigneur et mon Dieu. Et l’horizon atlantique vendu, construit, loti comme une chose foncière gérée par l’État, se couvre du béton de ces pompes à vent qui défigurent l’Océan, l’infini, debout sur les fonds marins qu’elles ont massacrés. Drôle d’époque, la nôtre, et drôle de pays. On a un Conservatoire du littoral, mais on n’est pas fichu de conserver l’horizon. On nous rebat les oreilles de l’écologie : on ne peut plus tuer un homard sans être un tueur, ébouillanter un tourteau sans offenser la loi, mais circulez, messieurs dames, quand la faune et la flore se font trucider sous la mer pour la cause éolienne, que ça vous plaise ou non. Mon père n’aura pas vu ça grâce à Dieu. Il venait d’une Bretagne où l’on ne retournait pas un galet sans le remettre à sa place, ni ne pêchait une crevette grainée – en puissance de maternité – sans la laisser vivre. Il aimait comme un enfant ce pays qui fait corps avec la mer, et je dirais bien corps et âme avec la divine nature des choses. Il l’aimait, le respectait, le parcourait sans relâche, à pied, si bien qu’il ne reste pas un pouce carré du sol et des estrans d’Armor qu’il n’ait un jour foulé. Et s’il a beaucoup écrit sur la beauté du monde en général, esprit universel qu’il était, c’est la Bretagne qu’il dit la toute beauté, sa bonne mère sous le regard de sainte Anne – grand-mère de l’Enfant Jésus, patronne chérie des Bretons. Témoin ses Mémoires d’enfance où il se livre comme jamais sur sa famille et sur lui, sur son Brest natal incendié en 1944. En 2009, je reçus de Biarritz une lettre manuscrite de l’éditeur Bernard M. Les éditions Atlantica, me disait-il, s’intéressaient aux Mémoires d’enfance d’Henri Queffélec. Des Mémoires parus chez Séguier en 1988. Je vis Bernard M. à Saint-Germain-des-Prés, par deux fois. La première, nous allâmes au restaurant. Il marchait avec difficulté dans la rue, la main posée sur mon épaule. Il a confiance en moi, pensai-je, ému par cette pression. Un homme charmant, charismatique, mon père l’aurait apprécié. La seconde, il fut question de l’amour paternel. Nous remontions la rue Séguier, malcommode, pavée. – Vous avez combien d’enfants ? – Quatre, me dit Bernard M., et sa main se crispa sur mon épaule. Je me souviens de l’instant où il s’arrêta, me regarda. Il tenait en l’air sa main gauche, doigts écartés, pouce replié. Il prit l’index dans son poing droit et le rabattit sur son pouce, ne montrant plus que trois doigts, son regard m’enveloppait. – Un fils, dit-il sourdement après un silence, il y a un an… Une souffrance comme je ne la