Author/Uploaded by Katie Kitamura
TITRE ORIGINAL : Intimacies Couverture : © Studio Sander Patelski/Theo van Doesburgen Cornelis van Eesteren, Maison d’Artiste, ca. 1923 ISBN : 978-2-234-09307-2 Copyright © 2021 by Katie Kitamura © 2023, Éditions Stock pour la traduction française. &...
TITRE ORIGINAL : Intimacies Couverture : © Studio Sander Patelski/Theo van Doesburgen Cornelis van Eesteren, Maison d’Artiste, ca. 1923 ISBN : 978-2-234-09307-2 Copyright © 2021 by Katie Kitamura © 2023, Éditions Stock pour la traduction française. DE LA MÊME AUTRICE Les Pleureuses, Stock, 2017 ; Points, 2018 À ma famille 1 Ce n’est jamais facile de s’installer dans un nouveau pays, mais pour tout dire, j’étais contente d’être loin de New York. La ville me déboussolait depuis la mort de mon père et le départ subit de ma mère pour Singapour. Pour la première fois, je comprenais combien mes parents m’avaient ancré dans cet endroit dont aucun de nous n’était originaire. C’était la longue maladie de mon père qui m’avait fait rester, et son issue malheureuse m’avait soudain rendue libre de partir. Sur un coup de tête, je posai ma candidature pour un poste d’interprète à la Cour, mais après mon embauche et mon déménagement à La Haye, je m’aperçus que je n’avais pas l’intention de revenir à New York, que je ne savais plus comment y être chez moi. J’arrivai à La Haye avec tout juste un contrat de travail d’un an. Les premiers jours, alors que la ville m’était encore étrangère, je prenais le tram sans but et marchais pendant des heures si bien qu’il m’arrivait de me perdre et d’être obligée de consulter le plan sur mon téléphone. La Haye avait un air de famille avec les villes européennes où j’avais passé de longues périodes au fil des ans, et peut-être était-ce pour ça que je m’étonnais de la facilité et de la régularité avec lesquelles je me perdais. Dans ces moments, quand la familiarité cédait à la confusion, je me demandais si je pourrais un jour devenir plus qu’une personne de passage dans cet endroit. Néanmoins, en arpentant ces rues et ces quartiers, j’avais de nouveau l’impression que des choses étaient possibles. Je traînais mon chagrin depuis si longtemps que je ne le remarquais plus ni ne voyais à quel point il émoussait ma sensibilité. Mais voilà que je m’élevais petit à petit. Un espace s’ouvrait. Les jours passant, je devinais que j’avais eu raison de quitter New York, même si j’ignorais si j’avais eu raison de venir à La Haye. Les détails du paysage ressortaient de manière saisissante et parfois surprenante – ces lieux n’étaient pas encore usés par leur grande fréquentation ni déformés par la mémoire, et j’avais commencé à chercher quelque chose même si je ne savais pas exactement quoi. Peu après, je rencontrai Jana par le biais d’une connaissance londonienne commune. Jana s’était installée deux ans avant moi aux Pays-Bas pour devenir commissaire d’exposition au Mauritshuis – l’intendante d’un musée national, ainsi qu’elle qualifiait son poste avec un haussement d’épaules ironique. D’un caractère à l’opposé du mien, elle était d’une ouverture presque obsessionnelle alors que j’étais devenue de plus en plus réservée ces dernières années – la maladie de mon père m’ayant implicitement prévenue qu’il fallait se prémunir contre un excès d’espoir. Elle entra dans ma vie à un moment où j’étais plus sensible que d’habitude à une promesse d’intimité. Sa compagnie volubile me soulageait de manière rafraîchissante, et je me disais que, par nos différences, nous atteignions une espèce d’équilibre. Jana et moi dînions souvent ensemble, et ce soir-là elle avait proposé de cuisiner parce qu’elle était trop fatiguée pour aller au restaurant ; cela nous ferait économiser de l’argent à toutes les deux, et il y avait la question de cet emprunt d’un montant non négligeable. Peu de temps auparavant, Jana avait acheté un appartement près de l’ancienne gare et elle m’incitait depuis à m’installer dans le quartier quand le bail de ma location courte durée arriverait à terme. Elle s’était mise à me transférer des annonces, m’assurant que le quartier avait beaucoup à offrir : il était bien desservi par les transports en commun, et son trajet pour aller au travail avait été facilité puisqu’il était direct en tram et qu’elle n’avait plus de changement à effectuer. En quittant l’arrêt du tram pour rejoindre son immeuble, du bris de verre crissa sous mes pieds. L’endroit où vivait Jana était un édifice modeste agrémenté de balcons, coincé entre des logements sociaux et une nouvelle copropriété en verre et acier, deux facettes d’un quartier en rapide mutation. J’appuyai sur le bouton de l’interphone et Jana me fit entrer sans un mot. Elle ouvrit la porte avant que j’aie le temps de frapper, c’était l’enfer au travail, annonça-t-elle sans préambule, si elle avait quitté Londres pour La Haye, ce n’était pas pour passer sa vie sur des tableaux Excel. Et pourtant, c’était précisément de cette manière que se déroulait chaque journée, elle se prenait la tête sur des lignes de budget et des communiqués de presse, et pour ce qui était de l’art, elle en voyait à peine, à croire que quelqu’un d’autre s’en occupait. Elle me fit signe d’entrer et prit la bouteille de vin que je lui tendais. Viens t’asseoir avec moi pendant que je nous prépare à dîner, lança-t-elle par-dessus son épaule en disparaissant dans la cuisine. Je suspendis mon manteau. Elle m’offrit un verre de vin à l’instant où je pénétrais à mon tour dans la cuisine, puis se tourna vers la cuisinière. Le repas sera prêt dans une minute, dit-elle. Comment c’était, au boulot ? Est-ce qu’on t’a reparlé de ton contrat ? Je secouai la tête. Je ne savais pas encore si mon contrat à la Cour serait prolongé ou pas. Je me posais la question de plus en plus souvent, me disais que j’aimerais rester à La Haye. Je me surprenais à étudier de près les tâches qu’on me confiait, l’attitude de ma cheffe, à la recherche d’un signe annonciateur. Jana acquiesça avec compassion et demanda si j’avais jeté un œil aux annonces qu’elle m’avait envoyées, il