Jusqu'à l'horizon

Benoit Picard Jusqu’à l’horizon Valle del Cauca, Colombie J’avais arrêté d’essuyer mon visage ruisselant de sueur. Mes vêtements étaient si détrempés qu’au point où j’en étais, je ne pouvais afficher plus mauvaise mine. Mes cheveux mouillés me collaient à la peau, mon t-shirt trop serré laissait paraître les rondeurs de mon ventre et avec mes cinq pieds et neuf pouces, mes genoux touchaient au banc d’en avant, peu importe la manière dont je me plaçais… J’imaginais mon trentième anniversaire différemment. J’aurais plutôt dû être à Montréal, chez l’une de mes amies. Nous aurions fêté pendant qu’une neige printanière tombait à l’extérieur, un verre de mousseux à la main. Eh bien non ! Je m’étais retrouvée dans un bus quelque part sur ce qui devait être la route la plus tortueuse et venteuse de Colombie. — Rosalie, essaie au moins de pas vêler ! — Est-ce que tu viens vraiment de me comparer à une vache ? Elle, c’est Clara. Ça ne paraît pas toujours quand elle me parle, mais elle reste quand même ma meilleure amie. Aujourd’hui, je voyais un nouveau sentiment dans ses yeux bruns : la panique. C’était la première fois et ça ne me rassurait pas. Normalement, Clara avait plutôt un air rêveur, amplifié par ses cheveux bouclés noirs qu’elle n’était jamais parvenue à dompter. Rien de ce que nous avions vécu depuis notre départ de Montréal, le mois dernier, ne l’avait déstabilisée et, pourtant, elle aurait eu toutes les raisons du monde de l’être. — Si ça arrive, a ajouté Clara, tu vas te ramasser dans tous les téléjournaux ! — Clara, tu m’aides pas pantoute ! J’en ai rien à foutre des nouvelles à la télé en ce moment ! — C’était pour t’encourager à faire preuve de retenue. — Ça fonctionne pas comme ça. — Tu pourrais te squeezer les jambes un peu. — Clara ! — Ta médecin t’avait dit que c’était correct si tu partais en voyage, non ? Elle t’a signé une décharge pour prendre l’avion, au cas où… — Oui, sauf que… — As-tu des contractions ? — Tu sais que t’es intense. — Ça veut dire quoi ? — Que… ouch ! J’ai saisi le bras de Clara et je l’ai serré comme s’il s’agissait d’une balle antistress. Elle a gémi de douleur, mais pas autant que moi. — J’en étais certaine ! On va passer à la télé ! — Clara, c’est juste une crampe ! Je vais m’en sortir, ça vaut pas la peine d’en faire toute une histoire. — Je vais m’affoler si je veux ! J’avais pas prévu de devenir marraine aujourd’hui ! — Ça va déjà mieux, je t’assure. De toute façon, je suis enceinte de seulement vingt-trois semaines, ça arrivera pas maintenant. — Reste que tes shorts sont pas mal mouillés. T’as peut-être perdu tes eaux ! — C’est soit ça, soit le fait que la clim fonctionne pas et qu’on crève de chaleur dans ton maudit bus. — Rappelle-toi ce que l’infirmière t’a conseillé : quand ça va commencer à sortir, inspire quatre secondes et expire huit secondes… à moins que ce soit le contraire ? — Clara ! Je suis pas en train d’accoucher. Ma crampe, elle est dans ma cuisse ! — Dans ta cuisse ? — Oui ! La prochaine fois, laisse-moi parler au lieu de t’énerver dès que je dis que j’ai mal quelque part. Je suis juste enceinte, c’est pas la fin du monde, bordel ! — Ça va, ça va… Mieux vaut prévenir que guérir… Clara avait eu la fausse bonne idée de nous faire prendre le bus pour aller de Medellín, en Colombie, jusqu’à Lima, au Pérou. C’était moins cher que l’avion et, à ce qu’il paraît, la vue était magnifique. Étant donné que nous n’avions presque plus d’argent, ce n’est pas comme si nous avions eu le choix. Pour atteindre notre destination, il fallait faire des sacrifices. Le problème, c’est que c’était plus long. Soixante-dix heures plus long. Je n’étais pas du genre à me plaindre de mon confort et je n’avais pas l’intention de commencer aujourd’hui, mais je me demandais pourquoi je finissais toujours par accepter aussi facilement de me mettre dans le trouble. La route que nous parcourions serpentait dans une vallée verdoyante aux sommets léchés par des nuages. La végétation dense ressemblait à une vague prête à déferler sur nous. Elle était parfois remplacée par des fermes isolées aux plantations à flanc de montagne. À un endroit, des bananiers poussaient si près de la route que j’aurais pu cueillir des fruits en sortant le bras par une fenêtre. J’ignore si c’était pour rattraper le retard causé par le bris d’une vitre, mais notre chauffeur ne ralentissait pas dans les courbes et profitait des descentes pour accélérer, peu importe ce qui nous attendait au bout, par exemple une falaise abrupte sans garde-fous. Il dépassait si souvent des voitures ou d’autres autobus qu’il passait le plus clair de son temps dans la voie de gauche, même quand une automobile se profilait au loin en sens inverse. Il se rangeait alors d’un air exaspéré en grommelant un juron entre ses dents. Le manège s’est arrêté deux heures et demie plus tard, lors d’une pause à Cali, où nous devions faire monter des passagers. Clara et moi sommes descendues du bus pour nous dégourdir les jambes. Le chauffeur a tenté de nous expliquer que nous ferions une autre escale plus loin sur la route et que nous n’avions pas le droit de sortir ici. Mon regard l’a fait changer d’idée. — Tu connais l’expression avoir des poignards dans les yeux ? m’a demandé Clara. — Euh, ouais… — T’avais plutôt des sabres de deux mètres. Le chauffeur était pas gros dans ses culottes ! — T’exagères ! — Même moi, j’ai eu peur ! En tout cas, si on croise des narcotrafiquants, je compte sur toi pour nous défendre. — Des narcotrafiquants ? Tu regardes trop de séries télé ! Avant de reprendre la route,