Author/Uploaded by Allison Saft
Allison Saft La Chasseuse & l’Alchimiste Traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset À ceux qui ont d’impossibles rêves,et à ceux qui ont le sentiment que rêver leur est impossible.Il y a tant de choses qui vous attendent par-delà l’horizon. 1 La nuit tombe, et Margaret ne devrait plus être dehors. Il fait trop froid pour le milieu de l’automne ; le genre de froid qui saisit même les...
Allison Saft La Chasseuse & l’Alchimiste Traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Basset À ceux qui ont d’impossibles rêves,et à ceux qui ont le sentiment que rêver leur est impossible.Il y a tant de choses qui vous attendent par-delà l’horizon. 1 La nuit tombe, et Margaret ne devrait plus être dehors. Il fait trop froid pour le milieu de l’automne ; le genre de froid qui saisit même les arbres. Hier matin encore, les feuilles devant sa fenêtre flamboyaient dans la lumière du soleil, aussi rouges que le sang, aussi dorées que le miel. Elles sont toutes racornies, désormais. La moitié d’entre elles sont déjà tombées à terre, et Margaret ne voit plus en elles que les heures de travail qui l’attendent pour tout ramasser. Un océan de feuilles mortes. Voilà exactement le genre de pensées qui lui vaudrait la réprobation de Mrs Wreford. Elle l’entend presque : « On n’a dix-sept ans qu’une fois, Maggie. Il y a de bien meilleures façons de gâcher ta jeunesse que de t’échiner à t’occuper de cette satanée bicoque, crois-moi. » Mais tout le monde ne peut pas se permettre de gâcher sa jeunesse. Et tout le monde n’a pas non plus envie d’être comme Jaime Harrington et ses amis, qui passent leur temps à plonger des falaises et à se soûler au mauvais alcool après le travail. Margaret a trop de responsabilités pour s’adonner à ce genre de bêtises, et surtout, elle n’a plus de bois pour le feu. Depuis deux jours qu’elle n’a plus de bûches à brûler, le froid a pris ses aises au Manoir Welty. Il attend Margaret au-dehors, dans la pénombre du soir, et il l’attend aussi à l’intérieur, la guettant depuis l’âtre rempli de cendres blanches. Pour autant qu’il lui en coûte de fendre du bois à cette heure, elle n’a pas vraiment le choix. C’est claquer des dents maintenant, ou claquer des dents plus tard. Le soleil mourant saigne ses derniers rayons sur les montagnes et éclabousse la cour d’une lumière rouge sang. Une fois qu’il aura complètement disparu, le froid ne fera qu’empirer. La nuit dernière, Margaret n’a presque pas fermé l’œil tant elle grelottait, et elle se sent tout endolorie d’être restée recroquevillée, comme si elle avait été enfermée dans un réduit trop petit pour elle. Retarder encore le moment de s’atteler à la corvée qu’elle déteste par-dessus tout n’a pas d’intérêt, si c’est pour se sentir aussi fourbue demain matin. Va pour claquer des dents maintenant. Margaret enfonce sur sa tête le vieux chapeau cloche de sa mère, descend les marches du porche, et avance dans les feuilles mortes d’un pas traînant, pour rejoindre l’arrière-cour où se trouve le tas de bois, à côté d’une brouette rouillée. L’eau de pluie qui s’y est accumulée est couverte d’une couche de givre précoce, où se reflète le miroitement brumeux du crépuscule rougeoyant. Alors que Margaret se baisse pour ramasser un rondin, elle y aperçoit son visage, dont les traits tirés expriment bien toute la lassitude qu’elle ressent. Margaret pose le rondin sur le billot et attrape sa cognée. Quand elle était plus jeune et toute menue, elle devait mettre tout son poids dans chaque coup. Désormais, elle abat la lourde hache avec l’aisance de l’habitude. Le fer siffle dans l’air et s’enfonce dans le bois avec un craquement sec qui fait s’envoler de leur perchoir un couple de corneilles. Margaret ajuste sa prise sur le manche, puis siffle entre ses dents quand une écharde lui entaille la main. Elle observe un instant le sang qui s’accumule au creux de sa paume avant de le nettoyer d’un coup de langue. Le froid s’insinue dans la plaie, et le goût fade du cuivre lui emplit la bouche. Elle sait qu’elle devrait poncer le manche afin d’éviter d’autres échardes, mais le temps lui manque. Le temps lui manque toujours. D’ordinaire, elle aurait été mieux préparée à l’arrivée de l’hiver, mais sa mère est partie depuis trois mois déjà, et la liste des choses à faire n’a cessé de s’allonger. Il y a des fenêtres à calfeutrer, des bardeaux du toit à remplacer, des peaux à nettoyer. Tout aurait été bien plus facile si elle avait appris l’alchimie, comme sa mère l’avait souhaité, mais peu importe la faim ou la fatigue, Margaret s’y est toujours refusée obstinément. Les gens racontent bien des choses sur l’alchimie. Pour les scientifiques les plus pragmatiques, il s’agit de réduire la matière à son essence, ce qui est un moyen de mieux comprendre le monde. Les katharistes dévots prétendent quant à eux que l’alchimie peut purifier toute chose, y compris les hommes. Mais Margaret connaît la vérité. L’alchimie, ce n’est ni le progrès scientifique ni le salut spirituel. C’est la puanteur du soufre impossible à ôter de ses cheveux. C’est une valise prête au départ et des portes fermées à double tour. C’est le sang et l’encre souillant le plancher. Elle survivra sans l’alchimie jusqu’à ce que sa mère rentre à la maison – si elle rentre un jour. Margaret étouffe cette idée aussi vite qu’elle est apparue. Evelyn voyage souvent pour ses recherches, et elle est toujours revenue. Son absence se prolonge un peu plus que de coutume, c’est tout. Où es-tu donc ? Quelques années en arrière, quand Margaret avait encore le cœur à ça, elle aurait grimpé sur le toit en imaginant que son regard pouvait porter à mille lieues d’ici et qu’elle contemplait les endroits fantastiques qui retenaient Evelyn loin d’elle. Mais elle avait eu beau essayer de toutes ses forces, jamais rien n’avait pris forme sous ses yeux. Elle ne voyait toujours que le même paysage : la vieille route poussiéreuse à flanc de montagne ; le village endormi dans le lointain, qui luisait aussi faiblement qu’un ventre de luciole ; et par-delà les champs de seigle dorés et les verts pâturages, la mer du Croissant scintillant tel un ciel nocturne parsemé d’étoiles. Margaret n’a pas hérité du don de l’imagination, et Wickdon est tout ce qu’elle connaît. Elle