La société protectrice des Kaijus

John Scalzi LA SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES KAIJUS TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR MIKAEL CABON L’ATALANTENantes Pour Alexis Saarela, mon attachée de presse préférée ; et pour Matthew Ryan, qui compose les chansons. 1 « Jamie Gray ! » Rob Sanders a passé la tête par la porte de son bureau et m’a adressé un signe de la main avec un grand sourire. « Viens donc. Finissons-en. » Avec le même sourire, j’ai quitté mon poste de travail en empoignant ma tablette, où j’avais saisi mes notes. J’ai décoché un coup d’œil à Qanisha Williams, qui m’a discrètement frappé le poing du sien au passage. « Montre-lui ce que tu as dans le ventre, m’a-t-elle lancé. — Ça va saigner », ai-je répondu en me dirigeant vers le bureau du P.-D.G. L’heure était venue de mon entretien d’évaluation et, inutile de se mentir, j’allais tout déchirer. Rob Sanders m’a fait signe de prendre place au « coin conversation », comme il l’appelait, qui consistait en quatre poufs géants de couleurs primaires disposés autour d’une table basse. Celle-ci était un de ces modèles équipés d’une bille magnétique qui se déplace sous le verre en dessinant des motifs géométriques dans un sable d’un blanc éclatant. J’ai choisi le pouf rouge et tâché de m’y avachir sans trop de maladresse. Ma tablette m’a échappé un instant et j’ai réussi à la rattraper avant qu’elle ne glisse du siège informe pour tomber par terre. J’ai levé les yeux vers Sanders, toujours debout, et lui ai adressé un sourire. En me le renvoyant, il a avancé une chaise de bureau à roulettes ordinaire et y a pris place. Il s’y est renversé, les bras croisés derrière le dossier, le regard baissé sur moi. Ah, d’accord, me suis-je dit. Il se la joue patron en position de pouvoir. Magnifique. Cela ne m’inquiétait pas outre mesure. Je connaissais les rouages de l’orgueil des dirigeants et rien ne m’empêcherait de manipuler ce spécimen-là. Il s’agissait de mon évaluation semestrielle avec Rob et je m’apprêtais, comme annoncé plus tôt, à lui montrer ce que j’avais dans le ventre. « À l’aise ? m’a demandé Rob. — Au poil », ai-je répondu. Avec autant de discrétion que possible, j’ai ajusté mon centre de gravité pour cesser de gîter tout doucement sur tribord. « Tant mieux. Depuis quand travailles-tu chez bönbüf, Jamie ? — Six mois. — Et comment te plais-tu dans la société ? — Très bien, Rob, je te remercie de m’avoir posé la question. À vrai dire (j’ai levé ma tablette), j’aimerais profiter de cet entretien pour te présenter quelques idées qui me sont venues pour améliorer non seulement l’appli bönbüf, mais aussi nos relations avec les restaurants, les coursiers et les clients. Nous sommes en 2020 et le marché de la livraison de repas à domicile est arrivé à maturité. Désormais, il faut mettre le paquet pour sortir du lot si nous voulons nous mesurer sérieusement à Grubhub, Uber Eats et tous les autres, à New York et au-delà. — Ainsi, tu nous crois en mesure de nous développer ? — Oh oui. » J’ai essayé de me redresser sur mon pouf et n’ai réussi qu’à m’y enfoncer un peu plus. Abandonnant toute résistance, j’ai tendu l’index vers ma tablette. « Tu as entendu parler de cette histoire de Covid-19, n’est-ce pas ? — Un peu, a reconnu Rob. — Pour moi, c’est évident, il va y avoir un confinement. Par conséquent, les habitants de notre ville se feront livrer encore plus de repas qu’à l’ordinaire. En revanche, les restaurateurs tireront la langue parce qu’ils ne pourront plus servir en salle. Si bönbüf proposait de réduire ses tarifs en échange d’une exclusivité sur la publicité et la livraison, nous nous ferions bien voir des restos tout en prenant une longueur d’avance sur les autres applis. — Tu veux baisser notre commission ? — Oui. — Diminuer notre chiffre d’affaires en pleine pandémie ? — Eh non, justement ! Vois-tu, si nous nous dépêchons de nous mettre les restaurants les plus populaires dans la poche, nos activités se développeront, de même que notre part de marché. Ça… euh… confine au génie, si je puis me permettre. Et ce n’est pas tout. Nos livreurs… — Nos deliverators. » J’ai changé de position sur mon pouf. « Nos quoi ? — Deliverators. C’est ainsi que nous les appelons désormais. Branché, non ? L’idée vient de moi. — Je pensais qu’elle venait de Neal Stephenson. — Qui ça ? — Un auteur de science-fiction. Snow Crash. — Qu’est-ce que c’est ? La suite de La Reine des neiges ? — Le Samouraï virtuel. Un bouquin de cyberpunk. » Rob a balayé l’information d’un revers de main. « Si ce n’est pas une production Disney, on ne nous fera pas un procès. Tu disais ? — Nos… euh… deliverators y trouveront eux aussi avantage. Nous pourrons augmenter leur commission… de très peu ! » Rob commençait à froncer les sourcils. « Juste assez pour nous démarquer des autres applis. Dans le secteur des petits boulots, une fraction de pourcentage peut faire toute la différence. Nous y gagnerions en fidélité de la main-d’œuvre, et donc en qualité de service, ce qui nous aiderait encore à sortir du lot. — Si je comprends bien, tu veux fonder notre compétitivité sur notre qualité. — Exactement ! » J’ai tendu l’index, geste qui m’a fait m’enfoncer davantage dans les microbilles. « Nous sommes déjà meilleurs que nos concurrents. Il ne nous reste plus qu’à transformer l’essai. — Cela nous coûterait un peu plus cher, mais ça vaudrait le coup. C’est bien ton raisonnement ? — Oui. C’est fou, hein ? Mais toute l’astuce est là, justement. Nous nous positionnerons sur un terrain que personne n’occupe sur le marché des applis de livraison de repas. Quand les autres auront compris notre manège, New York sera à nous. Pour commencer. — Tu as des idées audacieuses, Jamie, a commenté Rob. Tu n’as pas peur de prendre des risques ni de