L'Instinct du Troll

Jean-Claude Dunyach L’instinct du troll L’ATALANTE Nantes Aucune créature magique n’a souffert durant la préparation et l’écriture de ce roman. Les plaisanteries douteuses, jeux de mots lamentables et gags téléphonés ont été testés directement sur les membres de ma famille, humains pour la plupart. Je dédie donc ce recueil à ceux et celles d’entre eux qui ont survécu à sa lecture. RESPECTONS LES PROCÉDURES Il est essentiel de suivre les procédures à la lettre. Même si elles ne servent à rien, elles vous protègent des engueulades bien plus efficacement que les amulettes des nécromants. Pour quelqu’un comme moi, il n’y a rien de pire que de se lancer à l’aventure sans que tout ait été rédigé à l’avance, de préférence avec trois signatures différentes, dans l’ordre hiérarchique. En général, le temps que la paperasse soit finie, le problème a disparu. Ou on a trouvé quelqu’un d’autre pour le résoudre. Malheureusement, ça ne se passe pas toujours comme ça. Quand tout a commencé, j’étais en réunion de planning avec les deux plus vieux nains de la troupe – les autres préféraient creuser. Il y avait un plat de sandwiches à demi entamés : poudre de corindon sur pain de granit frais avec supplément de mica pour moi et des échantillons de ces cochonneries que mangent les nabots et auxquelles je ne toucherais pour rien au monde. Pour la bière, ils avaient partagé le peu que je leur avais laissé. J’avais demandé qu’on ne me dérange pas et qu’on filtre tous les appels, aussi, quand le rayon de lumière étincelant descendit du plafond de la mine pour se poser sur le rocher qui me sert de crâne, je me contentai de hausser les épaules d’agacement. Puis l’épée de cristal fut brandie devant mes yeux, obligeant les nains à se dévisser le cou pour voir ce qui se passait, et je compris que la situation devenait sérieuse. Quand la voix fit rouler ses échos à travers la caverne, précédés d’un jingle de quatre notes, je me résignai et hochai la tête. Une sphère translucide rebondit à mes pieds et se fracassa contre mon petit orteil. Un parchemin se déroula sur le sol, avec son interminable litanie d’objectifs et les organigrammes correspondants. Puis, à ma surprise, une deuxième sphère suivit la première. Un des nains l’éventra d’un coup de hache, avant de s’emparer du codicille et de me le tendre. — C’est une quête spéciale, juste pour toi… (Il y jeta un rapide coup d’œil en remuant les lèvres sous sa barbe, ce qui donnait l’impression qu’une colonie de rats avait soudain décidé de déménager.) Et le planning a l’air intenable. — Bon, grognai-je. On va organiser un séminaire de lancement de projet dès que j’aurai vu le chef. Deux heures plus tard, je me retrouve dans les étages en train de faire les cent pas sur la moquette du secrétariat. Ils l’ont changée depuis ma dernière visite et ils la changeront sans doute après celle-ci – les sillons que je laisse sont déjà assez profonds pour révéler la roche en dessous. Encore une dizaine de minutes et ils vont pouvoir y poser des rails. Je ne le fais pas exprès, enfin pas vraiment. Mais j’apprécie le fait qu’on me laisse rarement attendre quand j’ai besoin d’un rendez-vous. — Il va vous recevoir, lance nerveusement la secrétaire en reposant son coupe-papier. C’est un nouveau, je ne crois pas que vous ayez déjà eu affaire à lui. — Il est comment ? — Ne l’énervez pas… La porte qui s’ouvre dans mon dos me dispense de répondre. Je me retourne lentement pour me retrouver nez à nez avec un humain à l’expression ennuyée. Derrière lui, j’aperçois un immense bureau à demi recouvert de piles de parchemins soigneusement roulés, sur lesquels est posé un sceau prolongé d’un manche cylindrique. La cire rougeâtre qui dégouline à son extrémité accentue la ressemblance avec un doigt coupé. Le chef jette un coup d’œil sur la moquette dévastée, puis sur mon visage, avant de lancer à la secrétaire un regard qui la liquéfie sur place. — Vous êtes décidément une plaie pour le budget de la section, déclare-t-il sans s’adresser à quiconque en particulier. Suivez-moi ! Les humains savent se faire obéir, c’est leur truc. Même des trolls, sauf si on cogne les premiers. Un troll n’essaiera jamais de convaincre un de ses congénères de faire les choses différemment. Il se contente de taper dessus jusqu’à ce qu’il ait attiré son attention. Mais les humains sont toujours en train de se lancer dans de grands discours, et la seule façon de les faire taire, c’est d’accomplir ce qu’ils demandent. Avec un soupir, je pénètre dans l’antre de la bête. Le bureau du chef est un modèle que je n’ai pas encore vu. Sa surface est entièrement creusée de cellules rectangulaires. Dans chacune d’elles, un démon minuscule s’active à déplacer des chiffres en plomb presque aussi grands que lui, pour les échanger avec ceux des cases voisines. Lorsque le total devient négatif, des disputes s’élèvent. — C’est une idée à moi, lance-t-il avec satisfaction en s’installant dans son fauteuil à pivot et en écartant la pile de parchemins pour que je puisse mieux voir. Le genre de choses dans lequel j’excelle. Les calculs se font automatiquement, les résultats sont consolidés sans la moindre erreur et les anomalies (il désigne une case où un démon exhibe ses fesses rouges en émettant un bruit particulièrement obscène) se repèrent tout de suite. — Ça représente quoi ? — Votre dernier relevé de mission. Une catastrophe ! — J’ai victorieusement combattu le nécromant des marais de la Mort sinueuse, protesté-je. J’ai détruit en combat singulier son serviteur immortel. (Au souvenir de ce combat, un gargouillis caverneux monte de mes entrailles.) J’ai même rapporté le Sceptre des Enfers dont il se servait pour ses incantations. Je ne sais pas ce qu’on en a fait, d’ailleurs. — Il est dans l’entrepôt, avec l’Arche d’alliance et les autres gadgets de ce genre. Votre mission est peut-être un succès,