Mes deux papas

Éric Mukendi MES DEUX PAPAS ROMAN CONTINENTS NOIRS Collection dirigée par Jean-Noël Schifano À Brianne, ma fille 1 Dites-moi madame, pourquoi je dois m’expliquer devant vous là. Si j’étais un petit Blanc, je n’aurais qu’à raconter. Je vous le jure. Par contre, ce que vous me demandez sans vous en rendre compte, c’est de traduire même pas les paroles mais les pensées et les intentions. Parce que les paroles d’un homme noir dans la tête d’un Blanc et les paroles d’un Blanc dans la tête d’un Noir ne s’assimilent pas toujours au niveau du sens. Il y a parfois des incompréhensions. Moi je parle le noir et le blanc. Et pas dans deux langues différentes. Seulement dans la langue française que tout le monde parle. Je parle le blanc et le noir en français. Tout du moins je peux parler le français ou le congolais, en français. Le congolais n’est pas une langue par exemple. Quand je dis ça, j’explique. Et je n’explique pas pour moi. Moi je le sais que le congolais n’est pas une langue. Je sais aussi ce que je veux dire par là. Je veux dire que la langue française employée par un Congolais est pour moi du congolais. C’est pour les gens avec qui je vis, qui selon leur origine, leur culture n’auront aucun lien avec le Congo que j’explique, parce que peut-être vous n’êtes pas habitués à notre manière à nous, les Africains, d’habiter le français. Par exemple, chez nous, quelqu’un peut te dire j’arrive et ne venir que deux heures plus tard sans que personne ne s’offusque ni n’y voie une occasion de gâcher la soirée. Mais je connais aussi des gens, si tu arrives avec deux heures de retard, ils font grave la tête et la fête est finie. Béatrice, elle est de ce genre-là. Bah moi je sais comment lui parler à Béatrice et j’agis en conséquence. Jamais de retard. Tu fais comme elle veut. Tu bouscules pas ses règles. Tu remets les trucs à leur place. Tu mets pas tes pieds sur la table. Tu changes de caleçon tous les jours et tu te brosses bien les dents avant de te coucher. Mais quand on traîne avec les copains, qu’il y en a un qui doit nous rejoindre et qu’il est en retard, bah je fais plutôt comme tonton Fulgence quand ses potes arrivent en retard. Je reste cool. Comme ce soir où deux amis à lui sont arrivés à vingt-deux heures alors qu’ils étaient supposés passer pour l’apéro, vers dix-neuf heures, normal, comme chez les Blancs quoi, et bah quand ses deux amis, avec leurs habitudes africaines de se laisser déborder par le temps, sont arrivés dans la nuit, Béatrice, qui jusque-là était avec tonton Fulgence et moi à regarder la télé et à se moquer des Africains et de leur problème philosophique avec le temps, s’est levée d’un bond : — Je vais me coucher. Tu ne les laisses pas entrer Fulgence... — Ma chérie. Tonton Fulgence avait pris sa tête de quand il est embêté : sourcils relevés, les yeux grands ouverts, la bouche entrouverte. — Ma chérie. Ces amis viennent de l’autre bout de Paris. Même s’ils sont en retard, je dois les recevoir quand même. — Mais... tu leur avais bien dit pour l’apéro ? — Je ne leur ai pas dit pour l’apéro. Je leur ai dit à dix-neuf heures. C’est pas un concept « l’apéro » pour eux. On commence l’apéro quand on veut. — Oui tout le monde sait que vous avez un problème avec le temps... — Tu l’as déjà dit ça... Elle s’est baissée pour me faire un bisou et s’est éclipsée vers leur chambre et avant de refermer la porte, elle a recommencé à embêter tonton Fulgence : — D’ici une heure tu leur dis qu’ils doivent partir. J’arriverai pas à dormir sinon. — Alors tu veux que je chasse mes amis... — Mais tes amis n’ont pas de manière : on vient pas chez les gens à vingt-deux heures un lundi soir. On annule et on prend un autre rendez-vous. — Tu arrêtes s’il te plaît de faire ta Blanche. Chez nous quelqu’un qui se déplace pour venir te voir, c’est un hommage, un honneur qu’il te rend et aussi une preuve d’amour. Et puis cet ami vient du pays. Il est là pour une semaine. Il reste chez son cousin dont il dépend pour ses déplacements. Après avoir fait huit mille kilomètres, je vais le chasser parce qu’on est en semaine et que... — Mais tu m’as dit que c’était deux amis et maintenant l’autre c’est un cousin. — Laisse tomber Béatrice. Alors au début ils ont bien essayé de pas faire de bruit et de parler doucement mais avec le résumé des matches de foot de la veille, qu’on avait mis en fond d’écran, avec les bières qu’ils buvaient, les souvenirs et la joie qu’ils avaient de se retrouver, ils ont commencé à rire, à parler fort et à pousser des cris. Et puis ils sont passés en mode commentaire automatisé : — Ahhh... — Vraiment. — En tout cas. — Hum ! — Ah là là. Je ne crois pas qu’un Blanc puisse comprendre tout ce qu’un Noir met dans un « vraiment » bien placé. Quand quelqu’un te raconte une histoire qui lui tient à cœur, ce vraiment-là, dit avec gravité, signifie tout ce que la personne a envie d’entendre : « Je sais ce que tu endures ou ce que tu as enduré. La vie peut-elle être si difficile ! Continue ton histoire. » Dans la bouche d’un Blanc, « vraiment ? » est prononcé plus haut, comme une question. Cela signifie grosso modo : « Oh là là c’est compliqué ce qui t’arrive, dis donc. Qu’est-ce que t’as bien pu faire pour te retrouver dans une histoire pareille ? » À un moment ils sont partis dans un grand fou rire et ce fut la première fois que les rapports entre Béatrice