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Où naissent les mères

Author/Uploaded by Virginia Helbling

Avec le soutien de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia Titre original : Dove nascono le madri © 2016, Gabriele Capelli Editore © 2023, des femmes-Antoinette Fouque pour la traduction française 33-35 rue Jacob, 75006 Paris www.desfemmes.fr EPUB : 978-2-7210-1150-3PNB EPUB : 978-2-7210-1152-7 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. « Des générations silencieuses défilent,...

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Avec le soutien de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia Titre original : Dove nascono le madri © 2016, Gabriele Capelli Editore © 2023, des femmes-Antoinette Fouque pour la traduction française 33-35 rue Jacob, 75006 Paris www.desfemmes.fr EPUB : 978-2-7210-1150-3PNB EPUB : 978-2-7210-1152-7 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. « Des générations silencieuses défilent, les visages des grand-mères que j’ai vues sur des photographies. Un fil de l’histoire remonte à la surface du fin fond de ma conscience et je me retrouve soudain au croisement entre celles qui m’ont précédée et celles qui suivront : livrée à l’histoire, une place rien qu’à moi. Avec ma fille, je suis née un peu moi aussi. » V. H. À l’hôpital Automne sec fait de feuilles qui s’effritent et de bogues vides. Dehors, le vent dessèche même les yeux. Je suis plongée dans une lumière poussiéreuse et persistante, les mains sur les cuisses, je porte encore ma chemise d’hôpital. Il y a quelques heures, ma fille n’existait pas et maintenant elle dort, les poings serrés comme des coquillages, la bouche qui suçote dans son sommeil. J’ai façonné une petite tête et une poitrine qui monte et qui descend, des mains et des pieds minuscules, des genoux et une colonne vertébrale parfaite, petit clou après petit clou. Les autres enfants ne me paraissent pas aussi impressionnants. Elle mâche dans son sommeil et avale. Elle soupire. Son souffle est imperceptible, je vérifie si elle est encore en vie. Elle est toute ronde, chaude, jaune et rose. Elle sent le lait caillé et le sommeil. Ses jambes sont trop frêles et son corps rebondi, un fœtus hors de l’eau. Dans mon ventre, elle faisait partie de moi, intime et complice. Maintenant, ce petit être s’éloigne, lentement, se refuse à ma compréhension et se fait mystère. En la regardant, je cherche à réordonner un univers qui est aujourd’hui sens dessus dessous, qui m’a laissée suspendue en plein vol, entre rêve et réalité, dans cette aura sans temps où naissent les prières. Et les mères. Éreintée. Je sens le sang et la sueur. Sous la douche, j’ai la tête qui tourne, je m’appuie contre les carreaux, pendant que le jet d’eau me pince le dos et que ma peau s’épaissit de frissons. J’ai presque mal en l’effleurant, c’est une peau de fièvre, de vieille malade. Entre les jambes, je n’ose pas toucher. L’eau glisse sur moi et le parfum du savon efface mon odeur animale. Je redeviens un peu moi-même, je me retrouve un peu. Elle m’attend dans l’autre pièce, ou peut-être pas. Peut-être m’a-t-elle oubliée, se réfugiant dans ce sommeil qui l’enveloppe depuis des heures. Elle a des marques violacées en forme de fer à cheval sur les joues, là où le médecin l’a tenue avec ses instruments pour l’extraire de mon ventre comme une racine. Elle est là, dans son berceau, les genoux repliés, et moi, sous la douche, le ventre encore gonflé mais vide. Je ne serai plus jamais celle d’avant. Même à distance, même en dehors de moi, elle me tient. Mes oreilles se tendent et devancent le bruit de l’eau. Je retiens mon souffle pour entendre au-delà du voile de pluie, au-delà des murs qui nous séparent. Mon ouïe s’est aiguisée instinctivement, prête à saisir les besoins de l’enfant aux moindres mouvements impalpables de l’air, à l’électricité statique ou à la densité atmosphérique. Je ferme les robinets pour m’assurer qu’elle ne pleure pas. Je tire le rideau. Rien. La salle de bains commune est jonchée de serviettes mouillées. Certaines sont suspendues aux crochets, tachées d’eau et de sang, d’autres en boule par terre, je les ai enjambées en entrant. Le rideau de douche se colle à mes flancs et à mon épaule, adhère à ma peau, froid comme des lèvres de limace. Dans la vapeur se mélangent baves, onguents et humeurs. Je ne veux ni toucher ni être touchée. Tout ce qui devrait s’évacuer dans le conduit flotte entre ces murs humides, comme pris dans un filet serré de viscosités en suspension. Du plafond goutte un dense exsudat collectif qui imprègne les tissus et lèche le miroir en le sillonnant. J’ai tant de crasse sur moi que je me sens encore sale après m’être lavée. La lumière indécise au-dessus du lavabo rend plus épais l’enduit gras qui recouvre les surfaces. Je vois mon reflet pour la première fois, une masse opaque dans la brume. L’image me surprend, je ne me reconnais pas. Les fesses, le dos, le visage, tout semble fait d’un latex difforme. Et j’éprouve un peu de compassion pour ce corps qui a vieilli d’un coup, qui s’est abandonné, qui a donné le meilleur de lui-même pour n’être plus qu’un rebut. Il a tout surmonté, même les pensées effacées par le travail, cédant à l’urgence de la survie, il a marché seul, sur le fil tendu entre la vie et la mort, et m’a ramenée saine et sauve, un enfant dans les bras. De l’autre côté, les visites commencent. Le rideau qui me sépare de la chambre frémit à chaque passage. Je crains qu’on ne devine ma silhouette nue à contre-jour. Je me fige, comme une bête traquée, à l’affût des voix. Ils ont oublié de mettre une serviette pour moi ou quelqu’un a dû l’utiliser par erreur. J’essuie mon corps avec ma chemise d’hôpital pleine de sueur. Les patientes font les cent pas en traînant les pieds dans le couloir. Je n’arrive pas à réfléchir. Il y a cet air vicié de la chambre et derrière le lit un cercle de lumière qui veille en silence. La femme à côté de moi mange en déglutissant bruyamment. Ça me dégoûte, la vapeur de son repas qui se condense sur le couvercle en plastique et retombe dans son assiette, se mélange aux chuchotements et aux bâillements, baigne les langues dans un clapotis mouillé, trempe le pain. Couchée sur le lit, je ferme les yeux, tandis qu’autour de moi flottent des corps mous, jaunes, des draps froissés, exposés

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