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Où vont les ombres quand la nuit vient

Author/Uploaded by Alain Gordon-Gentil

© 2023, Éditions Hervé Chopin, Bordeaux ISBN 9782357207059 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Directrice éditoriale : Isabelle ChopinConception de couverture : Salim GungaPhotographie de couverture : © Collections The Central Zionist Archives,Jérusalem (PHG/1006811)Maquette : Point Libre © Éditions Hervé Chopin32, rue Lafaurie-de-Monbadon – 33000...

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© 2023, Éditions Hervé Chopin, Bordeaux ISBN 9782357207059 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Directrice éditoriale : Isabelle ChopinConception de couverture : Salim GungaPhotographie de couverture : © Collections The Central Zionist Archives,Jérusalem (PHG/1006811)Maquette : Point Libre © Éditions Hervé Chopin32, rue Lafaurie-de-Monbadon – 33000 Bordeauxwww.hc-editions.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. « Il m’a fallu naître Et mourir s’en suit J’étais fait pour n’être Que ce que je suis Une saison d’homme Entre deux marées Quelque chose comme Un chant égaré » Louis ARAGON Le Voyage de Hollande Extrait de « L’été pourri » SOMMAIRE TitreCopyrightChapitre 1Chapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5Chapitre 6Chapitre 7Chapitre 8Chapitre 9Chapitre 10Chapitre 11Chapitre 12Épilogue CHAPITRE 1 Je suis rentré plus tard que d’habitude. Il devait être 19 heures. À Vallée-des-Prêtres, il n’y a jamais grand monde dans la rue quand tombe la nuit. Le boutiquier avait fermé ses volets et oublié de ranger son tricycle. Son chien Bobby, que le crépuscule rendait triste, dormait tranquillement sous la véranda de la boutique. Quelqu’un, un enfant sûrement, avait oublié sur le sol une toupie en bois. Sans doute avait-il dû rentrer précipitamment. Les enfants dans les campagnes doivent être rentrés avant le coucher de soleil et ne pas marcher sous les arbres sous peine de croiser des fantômes malveillants. Un couvre-feu naturel imposé par le pouvoir respecté de l’esprit malin. Étrange journée. Je suis content d’arriver à la maison. Au fur et à mesure que je m’approche, je devine sa masse sombre au bout de la rue Sainte-Thérèse-de-Lisieux. J’aperçois par-dessus la haie de bambous, à travers la grande fenêtre du salon, la faible lueur de l’ampoule accrochée au plafond qui éclaire la silhouette voûtée de mon père. Assis dans son Chesterfield au cuir épuisé et craquelé, coincé dans le même coin du petit salon entre le gramophone et le buffet. Il m’attend en lisant La Feuille commune, son journal. Chaque jour, mon père répète inlassablement qu’il n’est pas normal d’être obligé de lire sur une même page l’opinion des pétainistes à côté des appels fiévreux et enthousiastes des gaullistes. Pénurie de papier oblige, trois journaux paraissent sur la même feuille. Il a du mal à s’y faire. J’aime l’odeur de vieux bois endormi qui flotte dans cette maison éternellement humide des pluies de mille cyclones. Elle me ramène à des souvenirs tenaces. Quand j’ai ouvert la porte d’entrée, Papa s’est levé pour aller se mettre à table. En silence et tête baissée, comme tous les soirs. Depuis la mort de Maman, depuis qu’il est rentré au pays, il ne supporte ni de manger seul, ni de manger tard. Le temps de l’embrasser, d’aller me changer, de ranger mon uniforme sur un cintre, il s’est déjà installé à table. Je me suis assis à ma place, en face de lui. Il m’a servi le riz, le poisson salé et les feuilles de manioc cuites à l’étouffée. Papa est bon cuisinier. En ces temps où l’on ne trouve pas grand-chose à cuire, il fait des merveilles avec quelques feuilles, un morceau de poisson séché ou du lard salé. Nous avons mangé en silence. Comme toujours. Mais celui-là était différent. Comme une attente. Il avait quelque chose à me dire. J’en étais certain. Puis, il s’est décidé. Il a parlé en baissant la voix, comme s’il avait peur qu’on l’entende. — Tu leur as serré la main ? — À qui ? — Ne fais pas l’imbécile, réponds-moi. Tu leur as serré la main ? — On s’est salué comme des militaires. Respectueusement. Je n’aurais pas dû rajouter ça. Son visage s’est décomposé. J’ai bien senti qu’il se retenait pour ne pas laisser exploser sa colère. Il a continué à mastiquer ses feuilles de manioc avec application pendant un lourd moment. Puis, il a dit, un peu essoufflé : — Je suppose que tu n’as pas honte ? — Non, Papa. Je fais mon travail. Je n’ai jamais honte de faire mon travail. — Ton travail. Ton travail !? – Il secouait la tête. Il a continué. – Tu réalises ce que tu as fait ? — Arrête. — Tu as pensé à moi ? Tu as pensé à Delcourt ? — Non. Ni à toi ni à Delcourt. — Tu sais comment il est. Il t’en voudra. Il parle plus pour lui que pour Delcourt. Ça, j’en suis certain. La pendule du salon a sonné la demie. La musique de ce carillon est la sœur jumelle de l’odeur du bois endormi. Une autre ancre d’enfance. Je me souviens du jour où elle est arrivée à la maison. À Vallée-des-Prêtres, ce n’était pas commun d’avoir une pendule. Encore moins une qui carillonnait tous les quarts d’heure. Mon père a parlé d’autres choses. Avec naturel. Il a évoqué les bardeaux du toit qu’il avait fait changer avant les pluies d’hiver. De la radio qu’il avait réparée, juste une lampe à changer. Puis des autorités militaires qui avaient l’intention de recruter des jeunes gens pour le Mauritius Territorial Force. Il y avait, paraît-il, des sous-marins japonais et allemands qui rôdaient dans les parages de l’île. Il manquait de personnel pour des postes de surveillance sur les côtes. — Un jour, tu verras, les Allemands ou les Japonais débarqueront et nous ne le saurons même pas. Ils nous baiseront comme les Anglais ont baisé les Français en 1810 et pris possession de Maurice. — Comment sais-tu ce que j’ai fait ce matin ? — J’ai toujours des amis partout. — Je n’étais moi-même pas au courant de ma mission de ce matin. Il a haussé les épaules comme pour me dire : je ne te crois pas. C’est vrai que ma journée a été étrange. À vrai dire, tout est encore un peu flou dans ma tête. J’avais quitté la prison de Beau-Bassin vers midi, sur ordre de ma hiérarchie, sans aucune explication, pour aller me poster avec mes hommes au Chien de Plomb, le quai principal de la rade de Port-Louis. Je leur

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