Rosa blanca

Rosa blancaÉpigrapheIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXAchevé de numériser Title Page Cover B. Traven Rosa blanca Traduction de l’allemand par Charles Burghard, revue et augmentée par Pascal Vandenberghe. Éditions de L’Izoard Épigraphe La Rose blanche, chanson de rancho mexicaine Tout au bord de la barranca[1], baignée le jour par le soleil d’or, caressée la nuit par la lune, fleurit, paisible, la Rosa blanca. Chaque jour, dès l’aube, les oiseaux chantent ta gloire ; telle que tu as fleuri depuis que Dieu t’a créée, fleuris éternellement, ô rose blanche. Il faudra bien un jour que je me flétrisse, mais toi, ô rose blanche, tu continueras de fleurir, et mon dernier soupir sera pour toi mon baiser d’adieu. 1. Ravin. I Parmi les grandes compagnies de pétrole américaines qui avaient étendu leur activité au Mexique, la Condor Oil Company n’était assurément pas la plus importante ni la plus puissante. Mais c’est elle qui avait le meilleur appétit. Pour le développement de l’individu comme pour celui de tout un peuple, c’est l’appétit qui joue le rôle décisif. Et c’est à plus forte raison pour le développement d’une compagnie de grands capitalistes qu’un bon appétit est d’une importance primordiale. C’est lui qui détermine le rythme du progrès et par conséquent le choix des moyens à employer pour atteindre le but qui est de devenir une puissance souveraine dans la vie économique moderne. Par sa structure essentielle, par les buts qu’elle poursuit et par ses méthodes de travail comme par les problèmes qu’elle a à résoudre, une grande compagnie moderne se distingue peu d’un État. La seule différence visible, c’est qu’elle est, à l’accoutumée, mieux organisée et dirigée avec plus de sagesse et d’habileté qu’un État. La Condor Oil Company était la plus jeune des compagnies qui se trouvaient en compétition dans ce pays où il s’agissait de lutter pour conquérir la suprématie sur le marché. Étant la plus jeune, elle était aussi la plus gourmande. Dans le choix des moyens à employer pour s’assurer une place prépondérante dans la lutte avec les vieilles et puissantes compagnies, elle ne se laissait arrêter par aucun scrupule. Le seul principe qu’elle admît comme règle de combat était celui-ci : la guerre faite avec les moyens les plus brutaux est la plus courte, et, par suite, la plus humaine. Elle trouvait ainsi la justification morale de ses actes et en même temps, justifiée à ses propres yeux, elle pouvait dire qu’elle combattait de la manière la plus humaine et que la paix régnerait aussitôt qu’elle aurait remporté la victoire. La puissance d’une compagnie pétrolière ne dépend pas uniquement du nombre de puits qu’elle exploite, mais bien plutôt de l’étendue des terrains qu’elle possède ou qui sont soumis à son contrôle. Et, à ce point de vue, il faut distinguer trois sortes de terrains : les terrains où il existe réellement des gisements, ceux où il doit en exister d’après l’estimation des géologues et ceux, enfin, où il devrait y en avoir, à en croire l’instinct des experts. C’est cette troisième espèce de terrains qui rend possibles les spéculations et facilite le gain de millions de dollars sans qu’il soit nécessaire d’extraire même un seul baril de pétrole. Ainsi l’objectif des compagnies était d’acquérir, toujours et toujours, de nouveaux terrains. On déployait bien plus d’efforts et d’adresse pour se rendre maître de terrains susceptibles de renfermer du pétrole que pour exploiter jusqu’au dernier hectare, avec tous les moyens fournis par la technique moderne, les gisements que les compagnies avaient déjà en leur possession. Comme la Condor Oil Company ne pouvait, ni par ses capitaux ni par le nombre ou la richesse de ses puits, prétendre au premier rang parmi les gigantesques compagnies pétrolières, il lui fallut employer le second moyen et chercher à acquérir plus de terrains susceptibles de receler des gisements de manière à en posséder plus que n’importe quelle autre grande compagnie. Disposant ainsi d’une énorme étendue de terrains pétrolifères ou susceptibles de l’être, et indispensables pour couvrir les besoins du marché, elle pourrait fixer les prix et exercer un contrôle sur des compagnies qui, par la puissance de leurs capitaux, semblaient inattaquables et incontrôlables. On comprendra donc aisément pourquoi les agents chargés par la compagnie d’acquérir les terrains ne reculaient devant aucun méfait ni devant aucun crime pour satisfaire la convoitise de leurs mandants. La Condor Oil Company avait dix-huit puits en plein rapport. Dès qu’elle supposait qu’un terrain recelait du pétrole ou qu’elle apprenait qu’un terrain allait peut-être être acheté par une autre compagnie, elle se mettait immédiatement en campagne. Naturellement, dans les tractations impitoyables auxquelles donnaient lieu les expropriations n’intervenait jamais aucun des directeurs, pas plus que les employés supérieurs, et il était bien rare que la compagnie y mêlât un Américain. Les directeurs n’entraient en scène qu’au moment où le terrain convoité se trouvait déjà entre les mains de ceux qui devaient le mettre à la disposition de la compagnie. Celle-ci n’achetait jamais que de seconde main. Les affaires véreuses étaient sous-traitées par des agents mexicains ou espagnols, parfois par des Allemands. La Condor Oil Company avait son siège à San Francisco, en Californie. Son quartier général au Mexique était à Tampico. Elle avait des succursales à Pánuco, à Tuxpan et à Ebano ; et elle se disposait à fonder deux autres bureaux, l’un dans l’isthme et l’autre à Campeche. Elle avait à son service d’excellents géologues américains, anglais et suédois qui étaient bien payés. Elle occupait un grand état-major de topographes chargés de lever les plans et d’arpenter les terrains. Ils étaient moins bien payés que les géologues parce que leur travail était moins estimé. Aussi les voyait-on souvent errer misérables et déguenillés comme des vagabonds. Les géologues étaient déjà plus proches des directeurs, économiquement et socialement parlant, car ils pouvaient vous souffler à l’oreille de bons renseignements concernant de riches gisements de pétrole. Les topographes, au contraire, étaient plus proches du prolétariat, et comme ils n’en voulaient pas convenir eux-mêmes parce qu’ils avaient quand même fait des études, ils étaient obligés de travailler avec plus d’ardeur