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Un pas de deux

Author/Uploaded by Javier Santiso

JAVIER SANTISO UN PASDE DEUX roman GALLIMARD I « Passer les murs est une chose douloureuse, on en tombe malade mais c’est indispensable. Le monde est un. Quant aux murs... Et les murs sont une part de toi » TOMAS TRANSTRÖMER Les jours avancent comme des murs froids. Dans tous les recoins, les silences s’enroulent, se lovent sur eux-mêmes, des nids de vipères, retors, tous crocs dehors. Ils attend...

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JAVIER SANTISO UN PASDE DEUX roman GALLIMARD I « Passer les murs est une chose douloureuse, on en tombe malade mais c’est indispensable. Le monde est un. Quant aux murs... Et les murs sont une part de toi » TOMAS TRANSTRÖMER Les jours avancent comme des murs froids. Dans tous les recoins, les silences s’enroulent, se lovent sur eux-mêmes, des nids de vipères, retors, tous crocs dehors. Ils attendent que l’on passe devant, qu’on les piétine, qu’on les mette à nu, les batte à mort, les heures crachent leur venin à chaque secousse, les jets, les crocs, les minutes tanguent, lèchent les plaies, avalent les couleuvres. La lumière comme une poignée de riz s’éparpille dans les pièces, se jette, folle, à nos cous, se cale contre nos ventres, nous farfouille les entrailles comme le ferait un couple qui s’aime en corps. Les arbres lancent leurs grappes, touillent leurs grumeaux verts, les mélangent à l’air. Dans le ciel le soleil fait une dernière voltige. Plus rien ne bouge. Le vent a cessé de siffler, la maison de craquer, les graviers de crisser. Tout enfin se tait, se défait. Nous sommes tous les deux devenus plus lents que jamais, de vrais lézards au soleil. On avance de quelques millimètres à chaque siècle. Cela fait des années que l’on sèche ainsi, le ventre à l’air, on se regarde en chiens de faïence, comme des poutres, accrochés aux souvenirs. De temps à autre, on aboie, lorsque le couvert est mis, lorsque l’on sonne à la porte, on hurle aux loups, on couve, les poings serrés. On va à la cuisine, laper l’assiette, puis on revient, repus, toi au point d’eau de l’atelier, les yeux rivés sur la toile, moi auprès de l’évier, de la machine à coudre, de la table où je note les ventes, tiens les comptes, ma vie collée à la tienne, auprès de toi, ma vie sans toi. Il est des moments qui sont ainsi, ils entrent dans nos vies sans crier, à peine un froncement, et nous chamboulent de haut en bas, d’est en ouest, dans toutes les directions, des moments qui se transforment en destin, on se rencontre, on se touche, et parfois se retouche, puis c’est l’embardée, les années pleuvent, et un jour on s’éteint, on renonce à tuer le temps, et c’est lui qui nous uppercute, nous crache au visage, de toute manière la vie a cessé, depuis longtemps, d’être une fête, une berge, une colline, ici c’est plutôt un terrain vague, une décharge à ciel ouvert, la vie comme un coup de dés, un lancer qui n’abolit rien, pas même ce bazar entre nous, cette maison trop large, ce ciel trop haut, tous ces jours impairs qui font la gueule, mourir le plus tard possible à quoi bon, si tout est déjà parti. Au début c’était cotillons, paillettes et guirlandes. On s’était croisés la première fois à ton retour d’Europe, en mille neuf cent dix. New York n’avait pas encore les grands gratte-ciel, mais déjà ils poussaient comme des champignons un peu partout, dans les cours des Beaux-Arts, avant tes voyages en Europe, on était encore des apprentis, ce n’est que beaucoup plus tard, que l’on s’est vraiment trouvés, en mille neuf cent vingt-trois pour être précise. J’aimais tes aquarelles, tu te collais souvent à moi, tu étais un peu gauche, jamais à ta place, en tout cas pas à l’aise avec les femmes, ton regard était aussi bleu que celui de tes aquarelles, et petit à petit la romance a commencé, feutrée, tu avalais tes mots, même mon prénom, de sorte que ne restait plus que mon diminutif dans ta bouche, et bientôt, oui, aussi, mes lèvres. Tous les jours alors c’était la fête, la vie à pleins poumons, sans corde de rappel. On vivait dans notre studio vétuste, sans frigo ni toilettes, confinés entre quatre murs, pendant trois années, mais au début tout cela était une note de bas de page, un pli de robe. Puis ont déboulé les années bien tassées, la glu à tous les coins, les heures qui tournent en rond, la vase à tous les étages, la vie avec les gravats que l’on se jette à la figure, les paroles qui ricochent et esquintent. On s’est embourbés, ficelles à la patte, rien que des heures à moudre. On est devenus des arlequins délavés, des couleurs sans angles, jetées à plat. On s’est mis ainsi à vivre, à mal vivre, dans des jours sans relief, vieillis, cramoisis, dans ce soleil trop blanc, rabougri qui maintenant traverse les pièces, ce soleil avec la faim au ventre, qui serre la tenaille. Sa mâchoire se referme sur notre chair, mais rien à faire, elle non plus n’a plus d’appétit. Je te regarde. Mais tu es loin, toujours, encore, loin de moi, loin de cette vie à deux qui n’en est plus une. Tu aimes les fleurs, les pudiques, les éhontées, les boursouflées, tous les types de fleurs, et pourtant tu ne m’en as jamais offert, ou si peu, à peine quelques bouquets, composés à la va-vite. De même tu détestais les bijoux, les parures, les colliers, dans tes toiles on n’en verra d’ailleurs aucun, pas plus, avec les années, qu’on ne les verra à mon cou. À nos débuts, on allait aux bals, histoire de se dégourdir les jambes, puis on a cessé de le faire, ton corps devenant chaque fois plus grand, plus large, plus lourd. Tu adorais nos heures passées à lire ensemble, des poèmes surtout, on le faisait à haute voix, j’étais ravie, en ce temps je voulais être comédienne, et puis Verlaine et ce brigand de Rimbaud étaient aussi mes préférés. On a continué à peindre. Chacun dans son coin. Surtout toi. Pour donner le change, avec ton air d’artiste, de ne pas y croire, mais affairé à ta gloire. Moi, cela fait des lustres que j’ai laissé les pinceaux, que j’ai jeté les gouaches au caniveau, fourré les toiles sous la mansarde. Parfois, la nuit, tu te colles contre

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