Author/Uploaded by Jean-Marie Gustave le Clézio
J. M. G. Le Clézio Avers Des nouvelles des indésirables GALLIMARD Avers Maureez Samson Depuis toujours elle écoutait le bruit de la mer sur les brisants. À la baie Malgache, les vagues sont très proches, elles s’al...
J. M. G. Le Clézio Avers Des nouvelles des indésirables GALLIMARD Avers Maureez Samson Depuis toujours elle écoutait le bruit de la mer sur les brisants. À la baie Malgache, les vagues sont très proches, elles s’allongent sur les cailloux noirs si près l’une de l’autre que ça fait un seul fracas doux, sans respiration, un bruit de moteur. Comme le moteur de la pirogue de son père, elle s’en souvient maintenant, même si ça fait des années qu’elle ne l’entend plus. À l’avant de la pirogue Tomy Samson avait écrit le nom de sa fille en grosses lettres rouges, MAUREEN, et le dernier N avait coulé en formant quelque chose qui ressemblait à un Z. Alors il avait gardé ce nom pour sa fille, il trouvait ça bien plus joli. Et Maureen s’était appelée Maureez pour toujours. Maureez, ça faisait rire les enfants. Ki kot ? To été Moris bolom ? Mais ça n’était pas un sujet de honte, bien au contraire, elle se souvient qu’elle se redressait de toute sa petite taille, qu’elle les toisait. Mo papa finn allé pa’tout, pa’tout pays Moris ça la même. Et puis un jour il n’est pas revenu de la pêche. Elle l’a attendu sur le rivage, dans le vent, jour après jour et même la nuit, jusqu’à ce que Lola lui dise : « Ça sifi comme ça, rentré, pas resté dihors ki espère ? » Elle refusait, mais il a bien fallu obéir, et se serrer dans le lit contre le mur, pour ne pas entendre Lola ronfler, comme s’il ne s’était rien passé, tout normal, tout correct quoi. Après, plus rien n’a été semblable. Lola est devenue méchante, elle a battu Maureez pour un oui pour un non. Elle s’est mise avec un autre homme, Zak, un bon à rien qui passait son temps à boire, vautré dans le vieux canapé sur la terrasse, à regarder la mer. Maureez n’a pas connu sa mère, elle est morte un peu après sa naissance, et Tomy Samson ne s’est pas remarié, mais il a choisi cette femme, Lola Paten, et Maureez l’a détestée dès qu’elle a su ce que haïr voulait dire, parce que Lola lui parlait durement, lui pinçait le bras, l’obligeait à laver tout le linge de la maison, même quand Maureez devait aller à l’école. Alors quand Tomy Samson n’est pas revenu de la pêche, la vie à la maison est devenue impossible. Lola s’absentait pour aller travailler dans un hôtel, au Port, et quand elle n’était pas là, Zak buvait sa bière, il regardait Maureez d’un drôle d’air, elle a compris très vite le danger, quand un après-midi il l’a attrapée par le bras et l’a tirée vers lui, en marmonnant des mots dégoûtants, des mots incompréhensibles. « Vini, nous faire un ti ballet, un ballet à quat’z’yeux ! » Comment on pouvait dire des choses comme ça à une enfant ? C’était quoi un ballet ? Maureez s’est dégagée, elle a couru dehors, elle s’est cachée dans les rochers. Le soir, quand Lola est rentrée, Maureez n’en a pas parlé, parce qu’elle savait que Zak dirait des saloperies, que c’était elle qui avait voulu le séduire, qu’elle s’était frottée à lui, qu’elle l’avait attiré vers le lit. Elle est allée se coucher sans souper, elle s’est recroquevillée dans son lit, la tête contre le mur, en écoutant Lola ronfler. Après ça les choses sont devenues compliquées. Quand Lola partait le matin pour le travail, Maureez s’en allait aussi, avec son sac contenant les livres et les cahiers, comme si elle allait à l’école, mais elle prenait les chemins de traverse et elle battait la campagne. C’est à ce moment-là que Maureez a commencé à grossir, peut-être dans l’idée que Zak n’aurait plus envie de la toucher. Elle était obligée de couper les jambes de son jean et d’échancrer son tee-shirt, et même ainsi c’était trop petit et trop court. Les autres filles de l’école se moquaient d’elle, quand elles la croisaient elles lui criaient « Fatso » ou « Gros tas », et même si ça lui mettait la rage au cœur, elle ne répondait rien. Alors elle a décidé que l’école c’était fini pour elle. Elle ne l’a dit à personne, elle a pris cette décision toute seule. Elle se levait tôt le matin, elle lavait son linge dans le bac en zinc, elle mettait un peu de riz et de brèdes dans un tissu, au fond du cartable, comme si elle allait à l’école au bourg. Mais elle tournait le dos dès que Lola avait disparu et elle commençait sa course à travers les broussailles, sur les hauteurs, loin de la ville. Ce sont les pierres que Maureez connaissait. Elle connaissait chaque roche de la baie Malgache, chaque galet, chaque couleur, chaque qualité, les noirs, les blanc pâle, les striés de raies rouges, les mouchetés, les gris-bleu, les vert sombre, toutes les formes de roches, les rondes qui roulent comme des boules, les pointues, celles qui sont creusées de trous rouillés. Avec Tomy, depuis qu’elle était toute petite, elle marchait le matin sur la plage de la baie, à la recherche des bonnes pierres. Quand elle les soulevait, elle voyait tous les petits animaux qui fuient, des crabes transparents, des scolopendres, et aussi de petits insectes noirs qui plongent dans les flaques. Pour son père elle choisissait une belle pierre lourde, lisse, bien ronde, qui allait servir de poids pour les filets. Maureez aimait l’odeur de la mer, c’est fort, acide, ça fait tousser, mais c’est une odeur familière, qui rassure. Le tonnerre de la houle sur la barrière, au loin, vibrait jusque sur la plage. Parfois, la pluie se mettait à tomber tout d’un coup, venue de nulle part, une pluie froide qui pique le visage et les jambes, mais elle n’avait pas besoin de s’abriter,