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Dette de sang

Author/Uploaded by Michael Bennett

Pour Jane, Tihema, Mãhuma et Matariki. Arohanui, éternellement.Kia whakatõmuri te haere whakamua.(Je retourne vers l’avenir, les yeux fixés sur mon passé.) Maori whakatauki (proverbe maori) 1 Une tache dans l’histoire – 5 octobre 1863 – Ses mains bougent avec rapidité tandis qu’il termine de polir la plaque de cuivre recouverte d’argent. Il a l’habitude. Les bons jours, comme ceux où on l’en...

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Pour Jane, Tihema, Mãhuma et Matariki. Arohanui, éternellement.Kia whakatõmuri te haere whakamua.(Je retourne vers l’avenir, les yeux fixés sur mon passé.) Maori whakatauki (proverbe maori) 1 Une tache dans l’histoire – 5 octobre 1863 – Ses mains bougent avec rapidité tandis qu’il termine de polir la plaque de cuivre recouverte d’argent. Il a l’habitude. Les bons jours, comme ceux où on l’engage pour tirer les portraits d’une riche famille de marchands londoniens, il peut produire une trentaine de daguerréotypes, parfois davantage. Mais dans ce coin perdu de l’autre côté du monde, les opérations sont beaucoup plus compliquées. L’armée de la Reine l’emploie pour garder un témoignage de la colonisation : il se retrouve obligé de travailler sur le terrain, sans atelier, sans chambre noire pour révéler les plaques. Ces conditions représentent un véritable défi, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il est fier de son professionnalisme. Sous un drap noir, le daguerréotypiste expose la plaque polie à des vapeurs d’iode. Il attend sans se presser que l’argent se transforme sous l’effet des émanations. Mais certains manquent de patience. « Je n’ai pas toute la journée, s’agace le capitaine. Dépêchez-vous, mon vieux. » L’officier a beaucoup bu. Il est soûl depuis que ses hommes ont réussi à capturer le fugitif. En réalité, il est ivre la plupart du temps. Ses hommes le savent bien, eux qui ont constaté la diminution de leur ration de rhum le soir venu. Personne, cependant, ne s’avise de s’en plaindre, même si la soif du capitaine lui vaut l’inimitié de nombreux subordonnés. Le daguerréotypiste compte calmement les secondes sous son drap noir. Il attend que les vapeurs agissent suffisamment. Vingt-cinq Mississippi, vingt-six Mississippi… « Qu’est-ce que vous fabriquez, là-dessous ? » Le capitaine a hâte de retourner sous sa tente. Sa bouteille n’est qu’à moitié vide et la journée touche à sa fin. Le daguerréotypiste soupire dans l’obscurité. « Trente-cinq Mississippi, trente-six Mississippi… » À une certaine époque, il nourrissait de grandes ambitions. Il rêvait d’étudier à la Royal Academy Schools, s’imaginant un destin de peintre qui aurait modernisé la tradition flamande au bénéfice du monde des arts britannique. Mais comme dans sa famille on était forgeron de père en fils, ses chances d’intégrer la célèbre institution se réduisaient au minimum. Sans parler des frais de scolarité exorbitants. Confronté à la sombre perspective de perpétuer la tradition en confectionnant des fers à cheval et des portails métalliques, il a opté pour un art émergeant : celui de l’action de la lumière sur des plaques d’argent. Il immortalise les images de la vie non plus avec de l’huile ou de la gouache, mais sur le cuivre, avec des vapeurs de mercure et d’iode. Son talent pour traduire les jeux de lumière sur les paysages ou les corps lui permet de gagner sa croûte. Certes, il ne peint pas. Mais la daguerréotypie lui convient. Quarante-cinq Mississippi… Il émerge du drap. « Nom d’un chien ! s’écrie le capitaine. Il était temps ! » L’artiste place maintenant les soldats autour de l’arbre, de façon à les mettre en valeur dans l’impitoyable clarté néo-zélandaise qui traverse le feuillage. Il a conscience de l’aspect déroutant de sa démarche pour ceux qui ne connaissent pas le principe de Daguerre. « C’est un nouveau procédé chimique, explique-t-il sur un ton enjoué. Un prodige moderne. Votre image est fixée pour l’éternité. On la contemplera encore longtemps après votre disparition. – Dépêchez-vous, grogne le capitaine. J’ai envie d’aller mouler un bronze ! » Un des soldats ajoute à voix basse, hors de portée de son supérieur : « Le rhum, ça vous attaque les boyaux. » Le daguerréotypiste règle son dispositif, contrarié par le mépris alcoolisé du capitaine. « Cela s’appelle l’objectif, précise-t-il en désignant la partie saillante sur le compartiment en bois. Lorsque j’ôterai le cache, vous devrez rester immobiles. Tout à fait immobiles. Un mouvement infime, et vous ne serez plus qu’une tache dans l’histoire. » Contrairement à leur capitaine, ivre et les traits rougis, les combattants prennent cette séance au sérieux. Ils ont astiqué leurs boutons d’uniforme, impeccablement ciré leurs bottes montantes. L’un d’eux interroge : « Qu’est-ce qu’on fait ? On sourit ? – Vous connaissez La Cène, de Léonard de Vinci ? Est-ce que Jésus souriait, pendant son dernier repas ? réplique le photographe. – On allait lui planter des clous dans les mains, rappelle le plus jeune des soldats. Sûrement qu’il n’était pas franchement ravi… » Rires de la troupe. Le daguerréotypiste poursuit : « Est-ce que Michel-Ange a sculpté un sourire niais sur le visage de David ? Cette expression donne l’air bête. C’est pour les simples d’esprit. Donc, ne souriez pas. » Il s’approche de l’objectif. « Prêts ? On ne bouge plus, s’il vous plaît. Et… c’est parti. » Il dévoile la lentille. La lumière ricoche instantanément sur plusieurs miroirs disposés dans la boîte et frappe finalement la plaque de cuivre. La réaction photochimique intervient, l’instant se fige lentement. L’escouade comprend six membres : le capitaine en état d’ébriété et cinq hommes. Ils sont rassemblés sous un puriri imposant, au sommet d’un mont volcanique qui surplombe le port d’Auckland. Tandis que l’exposition se prolonge, il paraît évident que le daguerréotypiste possède une belle maîtrise de la règle des tiers. Bien qu’il n’ait pu intégrer la Royal Academy Schools, sa composition picturale témoigne d’une rigueur presque académique. Les six combattants disposés en un demi-cercle très esthétique font face à l’objectif. Un septième personnage semble les regarder d’en haut, un ou deux mètres au-dessus de leur tête. Pendu à l’une des branches inférieures de l’arbre, une robuste corde à douze brins de l’armée britannique autour du cou, le cadavre achève d’équilibrer le cadre admirable. L’homme est nu. Pour le punir d’avoir échappé un peu trop longtemps à ses poursuivants, on a pris soin de le déshabiller et de l’humilier avant de l’exécuter. Il a les mains attachées par-devant, les pieds liés. Le tamoko1 visible sur le visage et le corps indique qu’il s’agit d’un chef maori

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