Grandeur nature

ERRI DE LUCA GRANDEUR NATURE récits Traduit de l’italienpar Danièle Valin GALLIMARD PRÉFACE On pose parfois cette question insoluble : quelle est la raison qui pousse à écrire ? Les possibilités de réponses forment un genre littéraire qui va de l’irrésistible impulsion créative à la justification moins exigeante. Je suis plus proche de la deuxième catégorie, je dois me justifier. Je crois que le verbe convenant le mieux à la narration n’est pas écrire un livre mais le commettre, comme un délit. Alors que j’écris ces mots, je suis en train de le commettre. Un écrivain est aussi un accusé devant le lecteur. L’infraction commise est le gaspillage de son temps. D’où la question indiscrète du pourquoi d’un livre. J’ébauche une explication sur ce sujet. Je ne suis pas un père. Ma semence se dessèche avec moi, elle n’a pas trouvé de chemin pour devenir. « La vie qui est en moi se disperse, elle se retrouvera en toi et dans mon peuple », écrit Nâzim Hikmet dans sa dernière lettre à son fils Mehmet. Pour moi non, aucun prolongement. Par une sorte d’obscure compensation, j’ai planté bien des graines en terre, de minuscules granules enfoncés sous une masse compacte. Comment ont-ils su de quel côté diriger leur germe ? Ensevelie comme sous une avalanche, la semence connaît la ligne de croissance la plus directe pour affleurer à l’air libre. La loi de la gravité est inscrite en elle et par opposition elle pousse dans l’autre direction. Sa sagesse existe-t-elle en nous ? Si c’est le cas, je ne la reconnais pas. Chez nous, on grandit plus facilement dans la direction conforme. Dans ces pages, je réunis des histoires extrêmes de parents et d’enfants. J’en suis à moitié étranger : n’étant pas père, je suis resté nécessairement fils. Je n’ai pas fait l’expérience de la responsabilité, de la protection, de la tentative d’éduquer. Je ne change pas de comportement avec un jeune ou une personne âgée. En tant que fils, je les considère comme des égaux, des contemporains. En tant que lecteur et écrivain, je deviens contemporain des histoires qui se présentent à moi. Dans les pages qui suivent, je le suis à la fois d’Isaac et du peintre Marc Chagall. Un mot en hébreu ou en russe suffit pour m’approcher d’eux. Le terme allemand Notbefehlstand a été très contagieux. Les criminels de guerre nazis le mettaient dans la bouche de leurs avocats. Notbefehlstand : se trouver dans l’obligation d’exécuter des ordres. Ce mot de l’allemand télégraphique m’a aussi transporté dans leurs parages. Le vocabulaire est ma machine à traverser le temps. Dans un élan de sainte ingénuité, le prophète Isaïe rappelle à la divinité que l’espèce humaine est sa fille. Attà avinu, tu es notre père. C’est la première formule de la prière chrétienne qui suivra : Notre Père. À la différence de la prière évangélique, celle d’Isaïe n’est pas vocative et ne demande pas. Au contraire, elle est accusative : tu es notre père et nous sommes tous l’œuvre de tes mains. Les patriarches défunts ne sont plus des pères, le titre revient à la divinité qui est tenue à la responsabilité envers ses fils. Pour le croyant, le Notre Père est une prière et aussi un titre : à Notre Père qui est au ciel. On lui adresse des requêtes avec un verbe à l’impératif : donne-nous, pardonne-nous, libère-nous. La divinité a pourtant expliqué depuis le début qu’elle renonçait à l’omnipotence pour laisser sa liberté à la créature humaine. Elle consiste dans le choix entre obéir ou transgresser. Dans le jardin d’Éden, après la transgression, la divinité discute avec les deux indisciplinés. La théologie parle de péché originel, mais il ne concerne pas seulement le couple débutant. Il comprend aussi leur artisan qui les a créés tels quels. Après la désobéissance, il ne les efface pas, il ne les reprogramme pas. Il les garde comme ça. Le péché originel est sa marque de fabrique. Le désert convient bien à cette liberté concédée. Dans celui du Sinaï erre un peuple tout juste libéré de l’esclavage en Égypte. La liberté dans ce vide immense effraie au point de faire désirer le retour à l’état servile, opprimé mais sûr. Il arrive à la liberté, à la démocratie de régresser en tyrannie. Un saltimbanque de la Providence est prêt à bondir d’une boîte fermée et à agiter le buste comme un sale frimeur du haut d’un balcon. Je ne peux appliquer à mon père la formule accusative d’Isaïe. Je n’ai pas été aussi étroitement son produit fabriqué. J’ai pris de lui les livres, les montagnes, mais je ne peux lui imputer mes torts, et je n’ai pas non plus hérité des siens. Plus qu’à lui, je dois mon empreinte au siècle que nous avons eu en commun. Et lui a eu la plus mauvaise part. Il a arraché sa chemise sous le coup de la douleur après ma sortie de fils déserteur de sa maison. Ce bruit de déchirure, je ne le connais pas et ne peux le comprendre. Il est dans mon tympan, même si je ne l’ai pas entendu. On m’a raconté son geste. J’ai ajouté le bruit de l’arrachement, amplifié jusqu’à former une entaille. Je lui attribue le mobile de ces pages. Entre parents et enfants surgit tout à coup le no man’s land de l’adolescence. Les adultes sont brusquement le passé simple. Leurs voix de reproche, même criées, arrivent étouffées. Ce désert doit disparaître tout seul, aucune direction ne l’abrège. Les deuils le renforcent, les premières amours le prolongent. Dans ces pages, il en existe un concret, la prison, fabrique de boîtes de vies rejetées. Là, on écrit encore des lettres, papier, stylo, encre, enveloppe, timbre et jours de voyage entre expéditeur et destinataire. On ferait plus vite avec des pigeons voyageurs. Le prisonnier a au moins besoin d’une adresse au-delà des murs. Celui qui n’en a pas subit une pénitence plus profonde. L’heure de la promenade suffit à elle seule à dire que les vingt-trois autres