Alias Emma

À PM, mon premier véritable espion. 1 Le soleil se couchait sur l’une des rues les plus chères du monde lorsque les assassins arrivèrent. Perchées sur ce croisement du centre de Londres, les caméras de surveillance captaient les longues lames de lumière dorée qui s’étiraient à travers les murs de calcaire, tandis que deux hommes descendaient l’artère sécurisée. Comme invisibles, ils dépassèrent sans se faire remarquer une nourrice qui poussait un landau, puis un trio de dames très apprêtées, fines comme des ombres, qui discutaient sur le chemin du club de gym. C’était une lumineuse soirée d’automne, mais les hommes gardaient le visage tourné vers le sol afin d’éviter les objectifs, tandis qu’ils se glissaient hors de l’ombre jusqu’à un bâtiment de six étages dont le dernier appartement encore libre s’était négocié quatorze millions de livres. La caméra placée au-dessus de l’entrée put saisir au passage l’image de l’un d’eux, visage détourné, tandis que son partenaire était penché sur la poignée. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait. Dans une autre ville, peut-être y aurait-il eu là un portier, un gardien, mais les habitants de ce quartier n’ont jamais aimé être observés dans leurs affaires. Depuis longtemps, les immeubles les plus prisés étaient ceux où vous pouviez circuler sans croiser âme qui vive, de l’entrée principale jusqu’à vos appartements. Et c’était le cas de celui-ci. Évitant l’ascenseur art déco et sa caméra sophistiquée, les deux hommes montèrent sans difficulté les escaliers tapissés de rouge. Tout droit jusqu’au dernier étage. Au-dehors, Knightsbridge bruissait tranquillement, au rythme de ses opulentes transactions. Une Lamborghini écarlate, qui passait dans un feulement de panthère, marqua l’arrêt au feu rouge. Un camion de livraison s’attardait juste derrière, et son conducteur, accoudé à la vitre ouverte, reluquait avec envie les courbes de l’engin. Trois femmes discutaient au croisement, attendant le signal pour traverser. Le grondement du trafic avait probablement couvert les possibles cris et bruits de lutte en provenance de l’immeuble derrière elles, car aucune ne leva les yeux vers la silhouette qui dégringolait du dernier étage. Le corps fendit l’air avec une grâce singulière, son peignoir blanc lui dessinant comme des ailes, avant de s’écraser sur la camionnette à l’arrêt, si fort que le véhicule vacilla sur ses essieux. Le hurlement déchirant de la tôle froissée et des os éclatés sembla ouvrir le monde en deux. Aucune des trois femmes ne garderait le moindre souvenir de sa propre réaction. Pourtant on verrait, sur l’enregistrement d’une caméra de surveillance, leurs cris de stupeur puis leurs mains affolées se chercher les unes les autres, tandis qu’elles tentaient de s’éloigner à reculons du lieu du drame. Dans le chaos qui s’ensuivit – des voitures à l’arrêt, le conducteur de la camionnette et le propriétaire de la Lamborghini qui émergeaient tels des fous furieux de leurs véhicules en gesticulant et criant, la nourrice comme plantée dans le 2 Dans la boutique de tee-shirts, la puissante odeur de patchouli emportait tout sur son passage. Juchée sur un tabouret, non loin de la caisse, Emma se demandait si la senteur musquée et doucereuse pourrait un jour disparaître de ses vêtements. « Mets ça dans le coin, là-bas. » Raven brandissait une pleine brassée de panneaux faits main en désignant du menton le fond de la modeste échoppe, par-delà les rayons de tee-shirts aux slogans pacifistes, les colliers de perles et les motifs en bois sculpté. « Pas de problème. » Emma bondit de son perchoir. Il y avait une quinzaine de pancartes, la peinture à peine sèche. Elles se balançaient à son bras sur le chemin de l’arrière-boutique, laissant apparaître en vrac des mots en vert, en bleu et en rouge vif : URGENCE – DANGER – GRÊVE. L’heure de la fermeture était passée, mais Raven lui avait demandé de rester plus tard afin de l’aider à préparer la manifestation du week-end. Militant chevronné, hirsute, Raven gérait ce magasin du nord de Londres en passant le plus clair de son temps à encadrer un groupuscule d’activistes de gauche. Il avait trente-trois ans, mais avec ses cheveux et ses tatouages il paraissait plus jeune. Il était né David Lees mais avait officiellement changé son nom, huit ans auparavant, au profit d’un « Raven Hawkhurst » mieux à même de marquer les esprits. Dans la rue, au milieu de l’action, il était l’équivalent politique d’un poids léger en boxe, petit et teigneux, narguant la police avec ses drapeaux anarchistes rouges et noirs, son étroit visage masqué derrière une écharpe à damiers. En tête à tête, il était revêche et paranoïaque – convaincu que le gouvernement en avait après lui. Ce qui, pour tout dire, était bien le cas. Il avait fallu des semaines à Emma pour infiltrer le cercle de ses proches, et plus encore pour s’approcher suffisamment de lui et gagner sa confiance. Pourtant, avant même d’y parvenir, elle avait décidé qu’il ne représentait pas un danger véritable. Il n’était pas assez malin pour ça, ni assez bien organisé pour mener la révolution dont il rêvait. Il aimait la dramaturgie et l’amusement qu’offraient les échauffourées avec la police, mais n’avait rien d’un terroriste. Plus d’une fois, elle en avait fait part à ses supérieurs, mais s’était vue rembarrée, sommée d’approfondir ses recherches sur le terrain. La levée de fonds en ligne menée par le groupe avait drainé des sommes impressionnantes, venues de sources diverses mais trouvant toutes leur origine en Russie. Et la voici donc, à ranger des pancartes, dans les relents de patchouli. Elle se retourna, sans cesser d’aligner ses panneaux sur le sol. « Ça va être une sacrée manif, apparemment. » Pour les besoins du personnage, elle se donnait un petit accent du Nord. Raven la prenait pour