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La ligne

Author/Uploaded by Jean-christophe Tixier

© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 978-2-226-48309-6 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. À ma mère « Dans l’histoire du monde, c’est encore l’absurde qui a le plus de martyrs. » Edmond et Jules de Goncourt Ligne : trait réel ou imaginaire qui sépare deux choses. Le Robert Quelque part… Steve jette un coup d’œil vers l’arrière. L’obscène traînée abandonnée par le chariot de traç...

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© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 978-2-226-48309-6 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. À ma mère « Dans l’histoire du monde, c’est encore l’absurde qui a le plus de martyrs. » Edmond et Jules de Goncourt Ligne : trait réel ou imaginaire qui sépare deux choses. Le Robert Quelque part… Steve jette un coup d’œil vers l’arrière. L’obscène traînée abandonnée par le chariot de traçage capte la lumière de la lune, s’étire à l’infini dans une rectitude parfois approximative. La ligne, comme la désignent les autorités. Une ligne pleine, monochrome. D’une largeur paramétrée de cent soixante-dix millimètres. Avec l’absence de vent, l’odeur de peinture stagne un moment sur place, étouffe celle de la nature qui peine à s’éveiller, avant de s’élever lentement dans les airs. Gêné, Steve ne peut s’empêcher de renifler avec, chaque fois, l’impression qu’elle pénètre toujours plus loin dans ses poumons, et qu’une part d’elle y restera à jamais. Il a accepté ce boulot de traceur pour contenter sa mère, ou seulement interrompre ses reproches. S’acheter ainsi une relative tranquillité. L’annonce publiée dans le journal local était claire : Aucune expérience requise. Quand Steve s’est présenté au bureau d’embauche, l’agent recruteur l’a simplement scruté des pieds à la tête, comme s’il voulait vérifier qu’il avait bien deux jambes et deux bras et qu’il aurait la condition physique pour pousser le chariot de traçage durant de longues heures. Le type lui a ensuite tendu un formulaire qu’il a complété, puis signé. Quelques formalités plus tard, il rejoignait le corps des traceurs. À partir de ce moment, sa mère a cessé de le harceler. Mais Steve ne se fait aucune illusion. Cette accalmie ne durera que le temps de la mission. Pour qu’il y ait prolongation, il devra la convaincre qu’il a entamé de nouvelles démarches pour l’après. Cette perspective lui tire une moue de lassitude. Contrairement à ce qu’il avait cru, la tâche n’est pas aisée. À intervalles réguliers, des difficultés apparaissent, car de nombreuses questions n’ont pas été tranchées par les consignes transmises aux unités de terrain. La ligne doit-elle passer par le centre exact de chaque rue ? Le trottoir fait-il partie intégrante du quartier isolé ? Et quid du tracé quand un véhicule garé gêne le passage ? La seule règle à véritablement respecter, leur a-t-on martelé, est celle de la continuité. Le texte de la directive est très clair à ce sujet : Aucun point de rupture ne doit exister. Pour le reste, chaque équipe est censée gérer au cas par cas, avec une assurance affichée qui n’autorisera aucune contestation de la part d’éventuels témoins. Et quand bien même quelqu’un s’opposerait, les deux militaires qui encadrent chaque traceur sont là pour faire respecter la directive. Face à eux se détache maintenant une masse sombre, d’où émerge un clocher qui pointe vers le ciel. Une église, quelques maisons ramassées autour. Guère plus. Ils s’arrêtent un instant, scrutent à la lampe torche le plan fourni par l’administration, qu’ils s’efforcent de mémoriser. Ni lui ni les militaires ne prononcent un mot. Depuis le début de la nuit, Steve s’est réfugié dans un silence froid, seulement rythmé par leurs pas lourds et cadencés. Que pourraient-ils se dire ? Au signal, il actionne le chariot traceur, qui se remet à cracher sa délimitation. Au loin des chiens aboient. À l’est, le ciel pâlit déjà. L’horloge lumineuse du clocher affiche cinq heures cinquante. Malgré la présence des deux militaires à ses côtés, Steve craint les réactions hostiles. Imperceptiblement, il accélère le pas ; il voudrait avoir quitté le village avant que le jour se lève. Plus vite ils feront la jonction avec la ligne tracée par une autre équipe, plus vite il regagnera son lit. Il pense à ses amis qu’il retrouvera ce soir. Il ne sait pas encore s’il leur parlera de ce boulot. Le sujet trop délicat divise, et les jugements sont trop vifs. Et puis il n’a jamais su imposer ses idées. Ils boiront un coup, se contenteront de parler de la vie, sans évoquer la leur. Peut-être au troisième verre. À moins que les plaisanteries aient emporté toute velléité de sincérité. Il rentrera un peu soûl. Cette fois, sa mère ne dira rien, puisqu’il a travaillé. Malgré l’épaisseur et la noirceur de la nuit, les lampadaires de la rue principale sont éteints. À mi-hauteur des mâts, des pots de géraniums aux silhouettes fantomatiques donnent l’impression d’avancer sous l’œil de sentinelles strictes. Effrayé par le chuintement du chariot de traçage, un chat surgit soudain de sous une voiture, file et disparaît sous un portail. Devant eux s’ouvre maintenant une place. La place du village. Avec son bar au rideau métallique baissé. Le temps a bouffé certaines lettres de l’enseigne. Il pense au café qu’ils pourraient y boire si l’établissement était ouvert, se ravise aussitôt. Derrière une fenêtre, Steve aperçoit une silhouette qui se volatilise dans l’instant. Il est hors de question de traîner ici. D’un mouvement de menton, le traceur désigne le plan qu’un des militaires tient toujours à la main. Celui-ci indique que la ligne doit traverser l’endroit par le milieu. Steve évalue la largeur de la place, vise face à lui, tire mentalement un trait qu’il entreprend de suivre. À mi-parcours, il doit repousser un papier gras, puis faire un écart pour contourner un spot encastré dans les pavés du sol. Il distingue une série de marques blanches, sans doute destinées à délimiter les étals des paysans et autres marchands ambulants, en fait disparaître quelques-unes sous la ligne. Là encore, les consignes ne disent rien de précis à ce sujet. Il imagine le lieu un jour de marché. Les enfants qui courent. Les femmes aux bras chargés de courses. Les négociations et les engueulades qui se concluent par de grandes tapes dans le dos ou des regards en biais. Au bout de la place, il se heurte à un parterre de fleurs, au centre duquel trône un banc sur un carré de pelouse. Le chariot de traçage ne peut franchir le

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