Le bruit de l'eau sur les galets

ISBN : 9782380200447 © Éditions de l’épée, 2023 Couverture : Conception graphique : Caroline Gioux. Illustrations : Falaises : © astudio/Shutterstock – Plage : © AM_art/Shutterstock – Personnages : © illusionix/Shuttertock À ma fille 1. Derrière les hortensias — Je partirai quand j’aurai décidé de partir ! Voici la première chose qu’entendit Camille, en cet après-midi d’août, tandis qu’elle approchait de la villa Etcheverry. Lancée sur un ton furieux, l’exclamation la cloua sur place. Camille avait franchi sans hésitation le haut portail de la propriété. Elle s’était engagée d’un pas vif dans la longue allée bordée d’hortensias, impatiente et anxieuse de rencontrer Renée Etcheverry. Elle avait imaginé bien des choses pour cette entrevue, avait construit de multiples scénarios et répété cent fois les paroles qu’elle prononcerait. Mais ça, elle ne l’avait pas envisagé. Cette voix féminine et excédée… était-ce celle de Renée ? Figée dans les graviers, Camille hésita. — Tu ne me feras pas quitter ma maison ! reprit la femme, furieuse. — Ce n’est pas raisonnable, Manée, répondit une voix d’homme. Tu ne devrais pas… — Ne t’avise pas de me dire ce que je dois ou ne dois pas faire. Je suis encore ta mère, bougre de cornichon ! Une mère et son fils, songea Camille. Elle a l’air âgé. Mais où sont-ils ? La jeune femme tourna la tête à droite, à gauche, fit quelques pas prudents vers l’imposante maison, le gravier crissant sous ses pieds. Puis elle s’immobilisa à nouveau. Je devrais revenir plus tard. Camille sentait bien qu’elle aurait dû rebrousser chemin : débarquer en pleine querelle familiale, a fortiori sans être invitée, les mains vides et la tête pleine de questions, n’était pas le meilleur moyen d’arriver à ses fins. Elle aurait dû, elle le savait, mais une partie d’elle refusait de bouger. L’homme, cependant, poursuivait : — … c’est un établissement tout à fait convenable qui pourrait… — C’est non, non et NON ! Le dernier « non ! » éclata dans l’air surchauffé et rebondit d’arbre en arbre jusqu’aux hauts murs entourant le parc. Deux silhouettes émergèrent d’un des angles de la maison et Camille, pétrifiée, les vit s’approcher lentement de l’allée. Tout à leur dispute, elles ne semblaient pas l’avoir repérée. — Et si tu rejoignais Simone ? suggéra l’homme, un grand sexagénaire vêtu d’un costume sombre. — Simone…, ricana sa mère, appuyée sur une canne. Mais elle s’ennuie comme un rat mort dans son machin, Simone ! — C’est un Ehpad très bien tenu et… — Tu ne m’enverras pas dans un clapier à croûtons ! Ils disparurent derrière un vénérable frêne et Camille fut tentée de courir vers le portail. Mais s’ils me voient fuir, pensa-t-elle en se mordant nerveusement les lèvres, je suis grillée. Le duo avait reparu et se dirigeait à présent droit vers l’allée. Désormais accroupie derrière les hortensias, Camille s’efforça de faire taire la petite voix qui lui susurrait Très mauvaise idée. Je ne fais rien de mal, se répéta-t-elle. Je ne veux pas les déranger, c’est tout. Rampant à couvert pour s’éloigner du couple, elle tenta d’observer la vieille dame à travers les feuillages. Elle n’en aperçut que des morceaux : de longs cheveux blancs noués sur la nuque, une tunique flottante, une main veinée de bleue agrippée à un pommeau d’ébène, une paire d’espadrilles fatiguées. L’homme émit un petit rire et on eût pu croire un instant que sa mère allait lui flanquer un coup de canne, mais elle se contenta d’en marteler le sol, ponctuant chacun de ses mots : — Je ne pars pas de chez moi, alors lâche-moi les basques ! — Manée… Tu sais très bien que ça ne pourra pas durer. — Ça suffit, Patrick ! Mère et fils se faufilèrent entre les hortensias pour rejoindre l’allée pendant que Camille plongeait en sens inverse pour gagner la pelouse. Patrick proposa son bras à la vieille dame dont le pas chancelait ; Manée choisit de l’ignorer. De son côté, Camille lâcha un soupir soulagé : ils ne l’avaient pas vue. Maintenant, je file. Et je reviens plus tard comme si de rien n’était. Elle avait déjà parcouru plusieurs mètres – à croupetons et fort prudemment – lorsqu’un appel lancé à pleins poumons retentit depuis la maison : — Maaaanééée ! Y a une journaliste derrière les plantes ! La dénonciatrice, que Camille dénicha sans peine, se tenait penchée à un balcon du premier étage de la villa. Elle avait dans les neuf ou dix ans, un visage étroit, une jolie masse de cheveux bruns et surtout un doigt pointé droit sur l’intruse. Le gravier crissa, la canne martela, Camille se releva lentement et tourna un visage rouge de honte vers le duo qui attendait de la voir émerger. — Une journaliste ? Ce n’est pourtant pas la saison, fit Manée comme s’il avait été question d’un potiron. Camille bafouilla qu’elle n’était pas journaliste mais vraiment désolée, qu’elle souhaitait simplement parler à Renée Etcheverry. Manée plissa les yeux, ouvrit la bouche mais son fils la devança : — Renée Etcheverry n’accorde pas d’interview. Je vous demanderai de quitter cette propriété sur-le-champ. — J’ai juste quelques questions, plaida maladroitement Camille. À nouveau Manée ouvrit la bouche mais Patrick s’interposa : — Ma mère n’a rien à vous dire. Je vous demande de partir. — De toute façon, elle voulait s’enfuir ! lança la fillette de son balcon. — Parfait, dans ce cas nous ne vous retenons pas. Et d’un geste courtois mais ferme, Patrick indiqua le portail à l’hôte indésirable. C’était la fin. Si Camille franchissait ce portail, elle n’aurait pas d’autre chance. Elle se tourna vers Manée qui frappait le sol de sa canne, de plus en plus fort. — Je suis désolée, madame Etcheverry. Je n’aurais pas dû me cacher mais… j’avais peur de tomber à un mauvais moment… — C’est le pire moment, trancha Patrick. Ma mère n’est certainement pas en état de répondre à qui que ce soit aujourd’hui et je vous somme… Il ne termina