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Le dernier faiseur d'or

Author/Uploaded by Jean Siccardi

Itinéraire I. DE BARGEMON À NICE, MARS 1691 Elpino : Comment est-il possible que l’Univers soit infini ? Filotéo : Comment est-il possible que l’Univers soit fini ? Giordano Bruno, De l’infini, de l’Univers et des mondes 1 Printemps 1691 Levé avant le soleil, je rince ma figure dans un bac d’eau fraîche, peigne mes cheveux et revêts l’habit propre que la patronne a plié sur le dossier de la chai...

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Itinéraire I. DE BARGEMON À NICE, MARS 1691 Elpino : Comment est-il possible que l’Univers soit infini ? Filotéo : Comment est-il possible que l’Univers soit fini ? Giordano Bruno, De l’infini, de l’Univers et des mondes 1 Printemps 1691 Levé avant le soleil, je rince ma figure dans un bac d’eau fraîche, peigne mes cheveux et revêts l’habit propre que la patronne a plié sur le dossier de la chaise. Mes mouvements sont lents, presque calculés. Les pavés de la rue, humides et brillants, exhalent l’odeur salée de la nuit. La fraîcheur de l’aube irrigue ma poitrine. Les volets de la forge sont clos. Les charbons rougeoient dans une tiédeur latente. Un geste, par habitude : avec la griffe, je gratte le magma dans le foyer de chauffe. Le soufflet activé, le minerai montera à la température idéale. Je me détache de ce qui fut une partie essentielle de mon enfance et de mon éducation. J’ai dix-huit ans et je ne sais pourquoi, une profonde mélancolie m’envahit. Les rivières du Duech et de la Doux ronronnent d’une mélopée cristalline. La pureté de l’horizon possède les fragrances d’un univers boisé. Le soleil sanguin transperce les roches rouges des falaises côtières. Le cœur léger, débarrassé de toute crainte et de tout a priori, je frôle la cime fragile des hauts pins. La route se dévide tel un ruban de toile écrue. Le silence enveloppe une nature craquelée par le soleil. Les îles de Lero et Lerina étendent une cacophonie de broussailles infestée de serpents d’une taille démesurée. Les crêtes où gîte la fée Esterelle attendent les amants en perdition. Elle use de leurs faiblesses, les saigne puis les jette dans un ravin où l’hydre de Lerne les dévore. Les roches friables cernent un volcan béant et évoquent les spectres de galères échouées. Combien de fois ai-je parcouru les trois ou quatre lieues de ce chemin sillonné d’ornières qui conduisent de mon village natal à l’auberge des Tourettes ? Une étape où l’on peut se restaurer, reposer les montures et éventuellement dormir – d’un seul œil, car les clients n’ont pas toujours de bonnes intentions. Un cheval déferré, des ferrures ou des bandages de roues défectueux, un attelage rompu, l’aubergiste mandait le commis à la forge de Bargemon pour faire la réparation, à tel point que ma réputation a dépassé les frontières de mon modeste bourg. Au-delà de l’auberge, la route caillouteuse, attirée par la Méditerranée, dévale vertigineusement vers Grasse. Des plaines en pente douce, le fleuve Var que l’on traverse par la passerelle ou à dos de porteur… Cette option, qui évite la douane, présente certains inconvénients car les prix dépendent de la gueule du client. Bientôt, le comté de Nice où je dois livrer en mains propres, au château de la capitale, à monsieur le chevalier de la Fare, désigné gouverneur de cette province, cinq platines de fusil gravées de ses initiales, forgées et trempées par mes soins. — Un travail d’orfèvre ! s’est exclamé le maître-maréchal. Tu livreras ton œuvre toi-même afin d’en recevoir les compliments ! Il m’a gratifié d’une petite bourse, que je cache à l’intérieur de la ceinture de mon pantalon, afin de pourvoir aux dépenses du voyage. Placé dès l’âge de douze ans par mon père à la forge de Bargemon, j’ai été accueilli avec bienveillance par la famille du ferronnier qui est devenue peu à peu la mienne. Une chambre propre, un vrai matelas en laine de mouton, un drap, une couverture, de solides repas quotidiens, mes patrons m’ont permis de goûter à une sorte de bonheur. Ma condition de fils du modeste laboureur de la ferme du Duech, appartenant au seigneur de Villeneuve-Bargemon, ne m’avait pas permis de connaître le véritable amour filial. Les Trouin s’échinent sur la terre des autres depuis des siècles. Quant à ma mère, elle portait sur ses épaules un malheur permanent. La perte d’un second nourrisson l’avait détruite. Elle voulait l’enterrer religieusement à la chapelle Notre-Dame-de-Favas, mais le prêtre avait refusé de donner les sacrements à un mort-né. Même les représentants de Dieu renient les malheureux et montrent une lâcheté indigne de la robe qu’ils portent… Une belle leçon de charité ! Mon père a enfourné le petit cadavre dans un sac de farine, attaché aux deux extrémités avec de la ficelle, et l’a enterré contre la muraille du cul-de-four à une bonne profondeur, pour dissuader les charognards. Chaque nuit, ma mère entendait les reproches proférés depuis un enfer tout proche. L’innocent, les bras tendus vers elle, hurlait sa douleur, détruisait la raison de la pauvre parturiente, lui ôtait le désir d’exister. Jamais un sourire, ni un compliment. Je n’existais pas. Elle ne souhaitait que disparaître de cette vie de supplices. Mon père subissait sa condition de serf, toujours prêt à obéir au seigneur, acceptant les chaînes qu’il traînait à chacun de ses pas. Dieu l’avait désigné comme un esclave. Il en était ainsi. Nous étions trois anonymes qui partageaient un logis misérable. Mon père ne répondait jamais à mes interrogations, il avalait la soupe en aspirant sans me jeter un regard, essuyait ses lèvres du revers de la manche. J’étais une bouche de trop à nourrir. Je le gênais, et surtout, je ne montrais aucune disposition à prendre sa suite. Dès mon plus jeune âge, l’idée de courber le dos sur le soc de la charrue, de vivre avec pour seul horizon des collines pelées et arides, recouvertes d’épineux, de me plier en deux sous le vent violent qui déplace les roches, de me fondre dans l’immensité friable qui maquille de poussière ocre hommes et bêtes, me révoltait. Lors des étés trop secs, le soleil fendille les pierres. L’hiver : des mois insupportables de gel. Les printemps sont pluvieux. Ce désert entrebâillait la porte de l’enfer ! — Quand tu seras un vrai homme, tu prendras ma suite, me serinait mon père. Devant mes grimaces, il entrait dans une fureur noire. — Tu ne peux pas refuser les arpents que t’offrent à cultiver les seigneurs de Villeneuve-Bargemon

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