Le pardon d'Alexandre

Jean-Claude Di Ruocco Le pardon d’Alexandre © Éditions FEED BACK – 2023 Les Éditions FEED BACK 45, avenue Jean Moulin - 75014 Paris / 3, rue Chaulieu - 83000 ToulonEmail : [email protected] web : www.feedback-editions.frTous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. ISBN : 978-2-492359-12-5 À la mémoire de Geneviève Leinhart et Gisèle Huchet. Chapitre 1 Mercredi 31 Octobre 2018 La brume délie de lourdes volutes blanchâtres, qui s’effilochent sur les roselières disséminées le long des berges du chenal de Caronte. L’hiver traîne sa pelisse glaciale au-dessus des eaux noires et des terrains en friche parsemés d’ateliers et d’entrepôts abandonnés. Les arbres tendent des bras de suppliciés vers le ciel dépourvu d’étoile. Leurs silhouettes décharnées semblent danser au rythme saccadé du vent qui les flagelle et entraîne à sa suite le voile poisseux de la pollution en suspension. Avant de se dissoudre tout au bout d’un corridor de ténèbres, l’interminable ligne droite qui va de Lavéra à Ponteau, traverse des voies de chemin de fer désaffectées. Elle longe des clôtures grillagées à moitié éventrées, que prolongent des palissades couvertes de graffitis. Plus loin, des blockhaus en lambeaux font face à la mer. Leurs carcasses inclinées, que les embruns flagellent, s’enfoncent lentement dans le sable. Après le rond-point qui dessert la gare de Martigues, une Audi A3 est garée juste en contrebas de la route qui mène au port pétrolier. Des lampadaires, mangés par la rouille, éclairent chichement l’asphalte humide qui se désagrège par endroits. La carrosserie de la voiture semble absorber sporadiquement le clignotement rougeoyant des balises qui coiffent le sommet du pont ferroviaire. Le clapotis de l’onde, toute proche, mesure les minutes interminables qui se succèdent au cœur de cette nuit sinistre. Les deux hommes surveillent une demi-douzaine de cannes à pêche, alignées le long du quai, sous le tablier du mastodonte d’acier. Ils sont assis dans des fauteuils pliables. Le plus jeune, vingt ans à peine, garde les mains profondément enfoncées dans ses poches. Bien que chaudement vêtu, il a du mal à réfréner un tremblement, tout en tirant sur sa cigarette. La fumée auréole son visage en lame de couteau. Son menton rasé de près disparaît dans le col remonté de son blouson. Le revers de son bonnet de laine s’arrête à la limite de ses sourcils. Il regrette amèrement d’être venu se geler au bord du chenal. Il n’ose pas se plaindre, de peur de se faire rabrouer. Pour se consoler, il se dit qu’ils ont de la chance. La pluie, qui tombait presque sans discontinuer depuis une semaine, a décidé de faire une pause. Le deuxième homme, qui semble plus âgé, le dépasse d’une bonne tête. Il ne fume pas, mais hume avec délice les émanations de la clope de son ami. Large d’épaules, le regard impassible, il fixe la rive, prêt à intervenir au moindre tintement d’une des clochettes accrochées à leurs lignes. Lui aussi s’est équipé pour résister au froid. Parka, pantalon de treillis, chaussures de randonnée et casquette. Une grosse écharpe de laine, estampillée Olympique de Marseille, lui masque le bas du visage. Il essaie de ne pas penser à l’envie d’en griller une qui le titille depuis un moment. Ça fait trois semaines qu’il s’applique à arrêter. Il s’est juré de fermer le clapet de ses potes qui se moquent allègrement de lui et de son manque de volonté à chaque fois qu’il replonge. – T’es sûr que t’en veux pas une ? – Non, tu sais que je veux plus toucher à ça, alors me tente pas ! – T’as peur du cancer ou quoi ? – Je m’en tape du cancer ! – Alors, pourquoi tu te prends la tête ? Avant de répondre à nouveau à cette question cent fois posée, il laisse échapper un soupir qui en dit long sur son exaspération. – Je me suis aperçu que je lâchais 272 euros par mois pour fabriquer de la fumée et que ça représentait presque la moitié de la traite de ma caisse. – La vache ! Tu calcules même ça ? – C’est pour ça que j’ai une Audi et que toi, tu roules dans une poubelle ! Il ramasse le thermos sous son siège et se sert une tasse de café tout en tournant son regard vers les lignes. Avec un haussement d’épaules, son collègue se lève et fait quelques pas en frottant ses mains l’une contre l’autre. – En parlant de bagnole, on serait pas mieux dedans qu’à se les geler ici ? – On bouge pas de là. On entendrait pas si ça pite ! – Putain ! Sam ! On pourrait faire une exception non ? T’as vu comme ça caille ? – Pas question qu’on s’affale des plombes et qu’on écrase les sièges ! Tu sais combien ça douille un intérieur en cuir ? – Ouais ! Je sais… Tu me le dis au moins trois fois par jour depuis que t’as cette tire. Il soupire. Fais chier ! On aurait dû prendre ma Corsa, elle craint plus rien… – Tu rigoles ! C’est une passoire ! Dans mon frigo y fait plus chaud ! Et puis arrête de râler Farid ! C’est toi qu’a voulu venir. Moi, je t’ai rien demandé ! T’avais qu’à rester avec les autres à regarder le match ! Avec une grimace, il jette son café sur l’herbe. – T’es sûr de ton coin ? – Pourquoi ? Le jeune homme fait un geste exaspéré en direction des berges. – Ben… Avoue qu’y a pas grand monde… – Tu sais quoi ? Tu me saoules gros ! C’est sûr qu’y a personne, c’est même pour ça qu’on est ici ! On se pèle et on n’y voit rien, ça limite la concurrence. Les autres sont alignés sur les quais, en ville. Ça fait des dizaines de cannes, des lignes qui s’emmêlent, des mecs qui pissent et chient dans les ruelles, des embrouilles avec les habitants, des bastons avec les autres pêcheurs et les