Moi, Madison Washington


 
 
 
 © Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 978-2-226-48550-2 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. À R. M. B. « Les anneaux de fer ne peuvent enchaîner la force de l’esprit. » Shakespeare, Jules César Qui suis-je ? Je m’appelle Madison Washington. Je ne suis plus aujourd’hui qu’une ombre du passé. Et si les journaux ont jadis consacré leur une à ce que j’ai accompli en novembre 1841 au large de la Caroline, ils n’ont fait qu’évoquer le fil de mes actes ; chacun a expliqué à sa manière comment, par amour, j’ai mené la plus grande évasion d’esclaves de l’histoire des États-Unis, mais ils n’ont rien dit de mes doutes, de mes souffrances, de mon effroi face à l’adversité. Presque malgré moi, j’ai mis un pays à feu et à sang ; j’ai été l’un de ceux qui ont précipité la guerre, celle qui a libéré mon peuple de l’esclavage. Aujourd’hui, je me demande encore pourquoi ce rôle m’a été confié par la Providence. Tout ce que je sais, c’est qu’une force mystérieuse – en moi ou hors de moi – m’a commandé d’agir. Comment la nommer : esprit, voix, entité ? Le saurai-je jamais ? Celui ou celle qui me lit pourra sans doute répondre à ces questions. Voici mon histoire. Elle l’aidera à percer mon mystère. Sur les hauteurs d’Albemarle État de Virginie, 1821 Elle n’a que dix-sept ans. Bientôt, elle deviendra ma mère. En ce début d’automne, elle s’est réfugiée sur les hauteurs qui ferment l’horizon du comté d’Albemarle. Dans le jour qui décline, elle aperçoit des chevaux sauvages. Elle les suit des yeux puis, pour oublier sa faim, pour tromper sa peur, elle commence à chanter tout haut, comme elle le faisait chaque soir à la plantation, près du feu. Depuis toujours, sa voix a quelque chose d’hypnotique. Quand elle entonnait ses premières mélodies à la veillée, hommes et femmes se rassemblaient autour d’elle. Certains fermaient les yeux, se laissant envahir par la musique, comme s’il s’agissait d’une nourriture de l’âme. Elle tenait ce don de sa mère, qui l’avait elle-même hérité d’une mère ayant grandi dans le ventre de l’Afrique, où les femmes du clan prétendaient que son chant parlait aux esprits. Les bêtes tournent leur regard vers la jeune femme. Certaines déjà brisent leur élan. Bientôt, une jument s’approche d’elle, suivie d’une autre, et c’est très vite une dizaine de chevaux qui font cercle autour d’elle. Elle se redresse, glisse sa main dans leur crinière et se met à murmurer des mots à leur oreille. Au même moment, une voix la fait sursauter. – C’est toi qui as attiré mon cheval ? En se retournant, la jeune femme découvre un cavalier d’une trentaine d’années. Il la regarde en souriant. Elle pense à s’enfuir mais il est trop tard. L’homme est un Noir ; elle a appris cependant à se méfier des siens : certains esclaves travaillent main dans la main avec leurs maîtres et ils sont les premiers à traquer les fugitifs. Celui-ci est visiblement d’un rang supérieur au commun des cueilleurs de tabac. – J’étais sur le chemin un peu plus haut, poursuit l’inconnu, et mon cheval m’a conduit ici. J’ai eu beau tirer sur ses rênes, impossible de le faire changer d’avis. Le cavalier met pied à terre en tentant de rassurer la fugitive : – Je ne te veux aucun mal. – Qui es-tu ? – Je m’appelle Cham. De quoi as-tu peur ? – … L’homme prend le temps d’observer la jeune femme. Elle est seule, sans bagage, d’un extrême dénuement. – Tu t’es enfuie, c’est bien ça ? Ne crains rien, moi aussi j’ai été esclave en Louisiane pendant vingt et un ans. Puis mon maître, un vieil homme sans famille, m’a affranchi en voyant approcher sa propre fin. Je me dirige vers les États du Nord… j’espère y trouver du travail comme menuisier. Le ciel est maintenant d’un bleu sombre. Des filets de lumière rouge sang commencent à strier l’horizon. Sans un mot, l’homme allume un feu avant de partager son repas avec la jeune femme. Elle se jette sur la nourriture mais reste sur ses gardes, mangeant en silence tout en jetant vers Cham des regards de défiance. À la nuit tombée, il lui tend sa couverture et se couche à même le sol, près des braises. Le lendemain, dès les premières lueurs sur l’horizon, tous deux se regardent avant d’échanger un sourire. Ils marchent alors côte à côte jusqu’au cours de la Rivanna. Ils recueillent l’eau dans le creux de leurs mains, se frottent le visage, le cou, puis, par jeu, Cham éclabousse la jeune femme. Pour la première fois, il entend son rire. Il se rapproche d’elle. Il devine sa peau nue sous sa robe humide. Leurs doigts, leurs lèvres, se rencontrent, puis ils s’aiment à même le sable de la rive. Lorsqu’ils s’apaisent enfin, le cheval de Cham se met à hennir. Tout à la fougue de leurs baisers, aucun des deux n’y prête attention. C’est une branche morte qui craque sous des pas qui les fait se redresser d’un bond. Ils se couvrent à la hâte. L’instant d’après, six individus en armes fondent sur eux ; en un éclair, ils encerclent le couple, leur interdisant tout repli. L’homme à la tête de l’escadre est un chasseur d’esclaves. Le plus célèbre de l’État. Le plus craint aussi. Son nom est John Hewell. Chaque fois qu’il rattrape un fugitif, il y appose sa griffe au fer rouge, en forme de H, comme un éleveur marque les têtes de bétail. Il signifie par là que le captif est désormais à lui, jusqu’à ce qu’il ait touché le montant de la prime ou qu’il le revende à une plantation qui a besoin de main-d’œuvre. Sa marque est si connue que, partout en Virginie, John Hewell est désigné comme John H. Ou plus simplement : H. L’homme prend dans ses mains le carnet qu’il garde toujours sur lui, où sont décrites