Author/Uploaded by Marc Dugain
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226483973 Avertissement La mort étant l’échec de toutes les vanités et de toutes les chimères qui rendent la vie supportable, l’homme s’est toujours passionné pour l’immortalité, cette faculté de faire perdurer indéfiniment son inconséqu...
© Éditions Albin Michel, 2023 ISBN : 9782226483973 Avertissement La mort étant l’échec de toutes les vanités et de toutes les chimères qui rendent la vie supportable, l’homme s’est toujours passionné pour l’immortalité, cette faculté de faire perdurer indéfiniment son inconséquence. Des milliards de dollars sont investis dans cette recherche chaque année, en particulier par les géants du numérique dont le projet est d’en finir avec Dieu pour que l’homme dans son immense modestie puisse, en le remplaçant, occuper la place qui lui aurait été assignée par ce même Dieu dès l’origine. Mais tout cela n’est pas pour demain et il faut refroidir les enthousiasmes sur la possibilité d’aboutir prochainement. En revanche, ce qui est certain, c’est que dans les cinq prochaines années, en intervenant sur nos cellules directement, nous serons capables de les rajeunir d’un bon tiers de leur existence passée, certitude d’une cure de jouvence sans précédent. Ce livre tient compte de cette certitude. Prologue Je n’ai aucune idée de la destinée de ce texte. Je dirais qu’il appartient plus au domaine de la chronique qu’à celui des mémoires. Je n’ai pas l’intention de le publier de mon vivant ni de prendre des dispositions pour qu’il le soit après ma mort. Pourtant, si je fais l’effort de tenir cette sorte de journal en plus de ma charge, c’est qu’il y a une bonne raison, assez simple à expliquer : je veux avoir un miroir dans lequel je puisse me regarder. Ce livre existe pour retrouver l’homme que ma fonction ne me permet plus d’être, afin que je puisse me confronter à une forme de vérité, sans les accommodements auxquels on cède si facilement. Je sais parfaitement mentir, mais je ne veux pas le faire ici parce que je veux pouvoir continuer à me laisser aller aux exigences de ma charge, qui m’oblige à composer avec la vérité. J’ai appris de mes premiers pas dans cette fonction qu’on ne peut se confier à personne. Mais écrire pour soi-même est un art littéraire particulier et on n’y réussit finalement qu’avec l’idée de s’adresser aux autres. 1 J’entre au Conseil des ministres. J’y pénètre le regard posé au loin quand les ministres ont les yeux baissés sur leur dossier. C’est ce qui fait la différence entre nous. Certains vous diront que la Constitution qui encadre notre relation est usée. Elle l’est surtout d’avoir été trop longtemps dévoyée, même si elle a le mérite de s’accorder avec son temps. Depuis mon élection en mai, lors d’un scrutin prématuré dont vous connaissez assez les raisons pour que je n’y revienne pas, l’essentiel de mon action politique a été consacré aux législatives, au fonctionnement parlementaire, aux alliances formelles ou informelles, et il est temps de marquer un grand coup. Je n’ai pas été élu pour faire semblant, ni pour jouer la montre en attendant une hypothétique réélection. Personne n’avait imaginé que je me retrouve là, mais maintenant que j’y suis, je ne vais pas me laisser endormir comme mes prédécesseurs. Je lis dans les regards des ministres qui remontent lentement vers moi leurs interrogations sur mon implication dans l’affaire qui remue frénétiquement l’espace médiatique depuis quinze jours. Je ne sais pas si le terme de frénésie est plus approprié que celui d’hystérie mais en tout cas, on ne parle que de cela. L’armée des commentateurs a été mobilisée pour alimenter la sphère de la rumeur. La toile n’est pas en reste. Chaque ministre me sonde en espérant obtenir de l’expression de mon visage la vérité sur « l’affaire ». Je coupe court aux spéculations des uns et des autres en débutant le Conseil d’une voix calme et assurée : – Je me présente à vous dans l’essence de la fonction présidentielle, telle qu’elle était à l’origine dans l’esprit du Général et telle que je la conçois comme inspirateur au-dessus des partis. Le projet de loi que nous allons adopter aujourd’hui est dans la droite ligne de mes ambitions. Il va nous permettre, par l’utilisation poussée de la technologie digitale, d’entrer dans une phase décisive de la lutte contre le réchauffement climatique qui, comme vous le savez, est une urgence absolue. La multiplication des canicules, des incendies, des inondations, des maisons fracturées par des sols arides qui se contractent (vingt mille pour cette seule année) est là pour témoigner que l’avenir incertain est devenu notre présent. Mes prédécesseurs ont laissé la maison brûler pour ne pas contrarier des intérêts qu’ils considéraient trop puissants pour eux ou par simple connivence… Je sais que certains jugent qu’il est trop tard mais c’est une façon de se donner bonne conscience de ne rien faire et je n’ai pas été élu pour cela. Aujourd’hui nous manquons gravement d’eau, d’énergie, mais surtout de modestie ! Nous nous croyons seuls au monde. L’individualisme forcené, le gaspillage, le mépris du vivant et des morts qui ont façonné nos paysages nous mènent au bord du gouffre et nous continuons à espérer, béatement, sans raison valable, alors que la vie disparaît tout autour de nous sans autre fracas que celui de notre inconséquence. Voilà pour les grandes phrases. C’est bien, en plein Conseil des ministres, de débuter dans les hauteurs, mais il faut créer tout de suite derrière un effet de « sidération pragmatique ». C’est ma façon de communiquer et je la crois efficace. J’en viens donc immédiatement à expliquer que l’évolution du numérique nous permet désormais de tout savoir sur un individu avec une précision diabolique : – Tout ce qui concerne les actes d’un citoyen peut être recensé, collecté et traité par un algorithme, qu’il s’agisse d’achats de biens de consommation, de dépenses d’énergie, d’eau, de déplacements, et tous ces actes créent des données que l’on peut traiter. Raison