La Persécution de Madhav Tripathi

La Persécution de Madhav Tripathi Aditya Sudarshan Traduit par Alice Ray © 2012-2023 Les Moutons électriques Conception Mérédith Debaque Qui persécute Madhav Tripathi, cette étoile montante de la politique libérale indienne, futur d’une Inde capitaliste et mondiale ? On l’accuse, mais sans nommer son crime. On le poursuit, mais sans identifier son juré. Dans tous les interstices de sa vie privée et publique, une armée mystérieuse d’hommes de l’ombre le pourchasse. Qui sont ses juges ? Des milices d’extrême-droite qui rejettent son libéralisme ? Des militants populaires qui dénoncent son mépris pour les castes défavorisées ? Ou simplement un proche jaloux de son succès ? Peu importe, ses persécuteurs ont déjà livré leur sentence : l’exécution. Aditya Sudarshan est l’auteur de deux romans (inédits en France) et de plusieurs nouvelles satiriques. Observateur critique de la société indienne, il livre des contrastes déstabilisants entre les aspirations des élites sociales et culturelles de Mumbaï et Delhi, et les souffrances des moins favorisés. Ce récit Kafkaïen révèle l’inexorable machine qui broie cette fois non l’individu singulier mais l’homme de l’État. Surtout, il offre au lecteur l’incertitude du véritable coupable entre le politique et ses persécuteurs. Exigeant, il évoque avec la simplicité absurde d’un Boris Vian bollywoodien et l’angoisse d’un Kafka indien, les multiples mondes qui composent l’Inde et la fracture qui sépare sa bourgeoisie aisée et complaisante des classes populaires écrasées par les rails de la globalisation économique. Pourtant son récit demeure universel, car dans le personnage de Madhav Tripathi s’incarne tous les élus du néo-libéralisme. *** Pour N. J. *** « Si tu es rendu furieux par chaque coup reçu, Comment deviendras-tu un miroir sans avoir été poli ? » — Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, La Quête de l’absolu I : 2970Traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi 1 Le policier Ce soir-là, confortablement installé dans sa berline bleue, Madhav Tripathi descendait le long des rues de la ville, perdu dans ses pensées. Une nouvelle décennie lui ouvrait ses portes. Il avait atteint l’âge qui marquait la fin de la jeunesse, une décennie redoutée pour la plupart, mais pas pour celui qui avait travaillé dur, bien réussi et qui, en plus, avait su en profiter. Il laissait derrière lui de nombreuses années d’efforts judicieux, de nombreuses déceptions surmontées avec ténacité et la poursuite constante du plaisir. À présent, il se sentait finalement prêt pour une longue période de bonheur, plus ou moins sans efforts. Envahi d’un léger sentiment de suffisance, pour lequel il se pardonnait entièrement, il se rendit compte que cette voiture, qui accélérait aussitôt la pédale frôlée et filait à vive allure à travers la circulation calme du weekend, représentait un microcosme de son propre univers. On pouvait dire, sans aucunement exagérer, que ce dernier était à ses pieds. Néanmoins, il fut bientôt saisi d’un sentiment de malaise. Une sensation semblable à celle de l’oubli, de celui qui vous ronge, comme lorsqu’au cours d’une conversation, on garde dans un coin de sa tête une pensée précieuse, mais une fois l’attention de son interlocuteur obtenue, on la perd et ne reste alors que le souvenir de l’avoir oubliée. Madhav reprit le fil de ses pensées, mais il n’y trouva aucune idée précise ni la sensation d’une pensée cachée. Tout à coup, il s’aperçut que le problème n’était pas là. Il était perdu. Au cours de sa rêverie, il avait oublié de tourner vers le pont autoroutier qui menait vers chez lui. Cela devait déjà faire un bon moment qu’il l’avait manqué et qu’il n’avait pas fait attention à son environnement, car les rues dans lesquelles il se trouvait lui étaient parfaitement étrangères. La route était couverte de poussière, bordée de boutiques délabrées qui semblaient exclusivement dédiées à la téléphonie mobile. Derrière ces cabanes, des hectares de terrains vallonnés s’étendaient, parsemés d’arbustes et de buissons sauvages. Le paysage était identique de l’autre côté de la route, bien qu’il n’y eût aucune voiture. De son côté, la circulation était dense (probablement en route vers des parties plus développées de la ville) et en constant mouvement, ce qui le gênait à présent qu’il voulait un peu de temps pour voir où il était. Enfin, il remarqua le blanc et bleu d’un panneau de signalisation à la prochaine intersection. Le lettrage n’était pas encore lisible. Il appuya sur l’accélérateur pour rejoindre rapidement le panneau. La seconde suivante, il enfonçait brusquement la pédale de freins : un policier, qui s’était calmement avancé en travers de sa route, le regardait, debout, les bras croisés. Lorsqu’il retrouva ses esprits, sa première pensée fut de se donner une claque imaginaire sur le front. Il ne savait pas quelle infraction il avait commise (conduire sans ceinture, peut-être), mais s’il avait été dans sa voiture de fonction prêtée par le gouvernement, cela n’aurait pas eu d’importance. Il aurait pu conduire avec ses pieds sur le volant et cet imbécile aux airs suffisants serait resté sur le bas-côté en le saluant. Pourtant, il détestait l’Hindustan Ambassador qu’on lui avait allouée, la lourdeur de ses mouvements, sa carrosserie imposante (lui-même courait cinq kilomètres par jour et il ne connaissait personne de plus en forme que lui), même ce sentiment de lassitude d’être dépendant d’un chauffeur. Néanmoins, c’était ainsi que cela se passait dans le pays. Avoir du goût était un handicap. Il allait devoir à présent le payer de son temps et, sûrement, de sa poche. Une fois le moteur éteint et la fenêtre baissée, il attendit sur son siège que le policier se rapproche. L’homme n’esquissa pas le moindre mouvement, écrivant attentivement quelque chose dans son petit carnet qu’il tenait ouvert sur sa paume. De temps en temps, il levait les yeux vers la voiture arrêtée. Pendant ce temps, la circulation s’adaptait à l’obstacle. Madhav jeta un œil sur les véhicules qui roulaient de manière inconsciente, et pourtant inconsciemment calculée. Ses bras étaient négligemment croisés sur ses genoux pour montrer sa résignation face à la situation, mais il arborait un demi-sourire patient pour indiquer qu’il y était préparé. Il