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La vengeance de Fanny

Author/Uploaded by Iczkovits, Yaniv

Du monde entier Yaniv Iczkovits La vengeancede Fanny roman Traduit de l’hébreu par Jérémie Allouche Gallimard PREMIÈRE PARTIE La rivière Yasselda 1 Extrait du ha-Maggid, numéro 6, jeudi 2 Adar, 5654 (08-02-1894) : L’APPEL D’UNE DÉSESPÉRÉE J’implore les honorables lecteurs d’avoir pitié de moi, une pauvre femme délaissée, que son homme a quittée, pendant Pessah, en pleine semaine de fête, cinq a...

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Du monde entier Yaniv Iczkovits La vengeancede Fanny roman Traduit de l’hébreu par Jérémie Allouche Gallimard PREMIÈRE PARTIE La rivière Yasselda 1 Extrait du ha-Maggid, numéro 6, jeudi 2 Adar, 5654 (08-02-1894) : L’APPEL D’UNE DÉSESPÉRÉE J’implore les honorables lecteurs d’avoir pitié de moi, une pauvre femme délaissée, que son homme a quittée, pendant Pessah, en pleine semaine de fête, cinq ans tout juste après notre mariage, alors que nous avons trois enfants, tous en bonne santé. Il m’a mandée auprès de lui alors qu’il se rendait à Pinsk pour gagner de quoi nourrir les siens, et je l’ai accompagné jusqu’à Souccot. Aujourd’hui, il a disparu sans laisser de trace. Il aurait été vu dans une auberge à Minsk, paraît-il, puis dans un train pour Kiev. Je suis anéantie, démoralisée, tourmentée, dans le dénuement le plus total, sans personne pour venir à mon secours. Voilà pourquoi je m’adresse à vous, honorables lecteurs : l’un d’entre vous saurait-il où se trouve mon époux ? Si tel est le cas, par pitié, tâchez de lui extorquer un acte de divorce en bonne et due forme. Je suis prête à offrir jusqu’à cent cinquante roubles à celui qui me libérera de ce fardeau. Voici son signalement : il s’appelle Meïr-Yankel Hirsch, originaire de Drohiczyn, âgé de vingt-quatre ans, taille moyenne, cheveux bruns et bouclés, barbe claire, yeux verts, sa mère et l’un de ses frères résident à Uzlyany. Je soussignée suis la plaignante, Esther Hirsch, fille de Shlomo Weiselfisch, un homme juste de mémoire bénie. 2 Pauvre Esther Hirsch, songea Mendé Speisman, couchée dans son lit, en glissant la coupure toute chiffonnée du ha-Maggid sous le matelas. Trois loupiots en bonne santé ? Cent cinquante roubles en poche ? Au moins ! Pas trop mal. Pourquoi donc se dépêchait-elle de passer une annonce dans le journal ? Y révéler publiquement son nom et celui de sa famille ? Avec cet argent, elle pourrait engager un détective goy1, une brute épaisse et intrépide qui traquerait son Meïr-Yankel, sans lui laisser une seconde de répit, pas même dans ses rêves, et viendrait lui briser les dents – toutes sauf une, qui lui ferait plus mal encore. Mendé tira à nouveau le bout de papier de sa cachette, veillant à ne pas bouger l’épaule sur laquelle reposait la tête de son fils Yankelé, assoupi. Elle remua légèrement pour détendre sa nuque, que sa fille Mirl avait bourrée de coups de coude. La lourde respiration de ses beaux-parents, longue vie à eux deux, s’élevait depuis la pièce voisine. Bientôt, Mendé le savait, elle devrait se lever, allumer la cuisinière, habiller ses enfants encore à moitié endormis et leur servir un bol de gruau dans un peu de lait. Ils ne manqueraient pas de se plaindre du goût rance et elle de solliciter Rokheleh, sa belle-mère, pour une cuillère à café de sucre qu’ils se partageraient. Cette dernière lui lancerait son regard réprobateur, les sourcils froncés sur son visage ridé : « Pas de sucre ! la houspillerait-elle. Nit ! La fête est finie ! » Au bout d’un moment, elle pousserait un soupir résigné. Chaque matin, à contrecœur, elle se délestait ainsi d’une cuillerée de sucre. Qu’avait donc de particulier cette annonce de la malheureuse Esther Hirsch au sujet de la disparition de son mari, pour que Mendé la lise et la relise depuis une quinzaine de jours ? Elle ne l’admettrait jamais, mais cette annonce la réjouissait, de même que les deux autres parues dans un précédent numéro du ha-Maggid, l’une s’intitulant : « À l’aide ! » et l’autre : « Un grand service !!! » – sans parler des dizaines qui, jour après jour, affluaient de toute la Zone de Résidence. Des femmes abandonnées, prisonnières d’un mariage sans conjoint, misérables, infortunées, délaissées par leur mari suite à des promesses fallacieuses et autres mensonges : l’un partait pour l’Amérique, di goldeneh medineh, le pays de l’or, avant de faire venir sa famille à New York, un autre s’exilait en Palestine pour brûler au soleil, un autre encore affirmait à sa femme qu’il s’en allait apprendre un métier en ville, où il se ferait embrigader dans les cercles intellectuels d’Odessa, un père jurait à ses filles de revenir avec une belle dot et, du jour au lendemain, on apprenait qu’il « embrassait les mezouzot » dans les bordels de Kiev. Il fallait être une idiote pour se consoler de son malheur avec celui des autres, Mendé le savait, pourtant la satisfaction s’insinuait en elle, dominant la solidarité féminine qu’elle aurait pu éprouver. Elle n’était et ne serait jamais comme ces femmes. Elle ne se hâterait pas de publier un avis de recherche, n’irait pas se lamenter auprès des chefs de la communauté, pas plus qu’elle ne ferait circuler la description de Zvi-Meïr Speisman, l’homme qui avait gâché sa vie. Pas question. Mendé avait mal partout, alors qu’elle n’était pas encore levée, comme si le sommeil l’avait épuisée. Une odeur aigre de sueur parvenait de la chambre du vieux couple, que Dieu les bénisse. Même la puanteur qu’exhalaient les parents de son mari constituait une raison pour remercier le Saint béni soit-Il. Certes, leur maison était une vieille bicoque sombre et délabrée en bois vermoulu, composée de deux petites pièces et d’une cuisine, dont les murs menaçaient de s’écrouler. Pour le moment, ils tenaient encore debout, le sol était en terre battue, la toiture en bardeaux et les fenêtres munies d’épais carreaux. Avoir un modeste espace de vie pouvait aussi parfois présenter des avantages, notamment quand le poêle de la cuisine devait chauffer toute la maison. Certes, on n’y servait jamais de poulet, et les beignets de poisson du vendredi soir contenaient davantage d’oignon que de chair. Cela dit, le bortsch et le pain de seigle figuraient sur la table tous les midis, et le tcholent* sans viande du shabbat n’était pas si infect, tout compte fait. Les Speisman auraient pu la chasser ; après tout, ils ne supportaient plus leur fils Zvi-Meïr, qui avait mal tourné.

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