Les silences


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 LUCA BRUNONI
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 LES SILENCES
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Traduit de l’italien (Suisse) par
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 JOSEPH INCARDONA
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 FINITUDE
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 Orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou alcooliques, ils ont été des milliers en Suisse, entre le XIXe siècle et 1960, à être placés de force en maison de rééducation ou dans des familles d’accueil – souvent chez des paysans en quête de main-d’œuvre bon marché.
 
 Leur nombre exact est, à ce jour, impossible à estimer.
 
 
 
 
 
 
 
 Première partie La ferme
 
 
 
 
 
 
 
 1
 
 La bicyclette abîmée est posée contre le mur de la maison.
 
 Le beau-père l’a récupérée et attachée à la gouttière avec une chaîne rouillée. C’est une vieille bicyclette de l’armée. La roue avant est passée sous une voiture et forme un angle droit. Sur un bout de carton accroché au guidon, une écriture maladroite indique « à vendre ».
 
 Je la regarde depuis les marches de l’entrée où je suis assise. J’ai ôté mes chaussures et je balance mes pieds sous le soleil de midi. J’ai besoin de faire pipi, ça presse, mais le beau-père a été clair : ne bouge pas d’ici. Il est parti à l’aube pour son travail à la centrale hydroélectrique. Il y va à pied, notre quartier est proche de l’usine construite sur la rive de l’Aar qui, à cet endroit, forme un coude.
 
 Hier, il a dit qu’il ne voulait plus me voir. Il pleurait, mais ses larmes n’étaient pas pour moi. Il a ajouté qu’on viendrait me chercher, qu’il fallait que j’attende devant la maison entre midi et une heure. Après ça, il est allé se coucher. Il a claqué la porte si fort que l’air m’a giflée.
 
 La ruelle étroite devant la maison dégage une odeur d’ordures laissées à pourrir. Les fenêtres donnent sur un grand mur suintant d’humidité ; le grondement du trafic s’y répercute depuis la route surélevée qui passe près du toit du bâtiment.
 
 Dumas, un pauvre matou sans maître au pelage clairsemé miaule, dans l’obscurité du palier. Il était agile et dodu jusqu’à ce que madame Leer meure de pneumonie et le laisse en héritage aux habitants de l’immeuble. Depuis, il reçoit des coups de balai quand il cherche à se mettre à l’abri du mauvais temps. Au milieu de la nuit, je l’entends souvent fouiller dans les poubelles. Parfois, le soir – même si mon estomac gargouille et me supplie de terminer mon assiette jusqu’à la dernière bouchée – je garde pour lui un petit quelque chose.
 
 Dumas me fixe de ses yeux fatigués. Je pense à ceux de mon beau-père, pleins de larmes et de haine.
 
 Je sors mon mouchoir de ma poche, le déplie sur ma paume. Le tissu doux sent le savon de Marseille. Avec l’index, j’effleure les initiales NB brodées dans un coin avec du fil rose ; je presse le mouchoir sur ma joue et ferme les paupières le plus fort possible. Je voudrais pouvoir laisser le monde entier hors de moi.
 
 Je relève ma jupe, mes genoux se réchauffent au soleil. Ma tête devient lourde sur ma paume. J’ai peu dormi. Toutes sortes de pensées m’ont tenue en éveil, sans oublier cette boule dans l’estomac qui ne veut pas partir et n’a aucune raison de le faire. Au fond, elle a tous les droits de rester là où elle est.
 
 Une voiture s’approche au pas, on dirait que son conducteur veille à ne pas rayer les rétroviseurs contre le mur. Le bruit du moteur se fond dans le vacarme provenant de la route. La portière s’ouvre ; un homme bien habillé ajuste son chapeau sur son front en sueur.
 
 C’est sûrement le tuteur. En surpoids, essoufflé comme si sa voiture était à pédales et qu’il venait de faire un long trajet. Il tient un dossier dans les mains, vérifie que le numéro de la maison correspond avant de baisser les yeux sur moi. Il tourne le dossier pour me le montrer : données tapées à la machine à écrire, signatures, et photo agrafée. Je me souviens qu’on l’avait prise lors de ma dernière année d’école. Mes yeux ressemblent à deux billes noires, et même si je souris, on comprend que je suis mal à l’aise.
 
 J’essaie de soulever mes pommettes et de lui sourire pour ressembler à la jeune fille de la photo.
 
 « Ida Bühler ? » demande le tuteur. Avant même que je réponde, il se met à lire mon dossier : « Fille de Nina Bühler. Née le 12 mai 1939. De père inconnu. Correct ? »
 
 Je fais oui de la tête. Me lève d’un bond, baisse ma jupe pour cacher mes jambes. Le tuteur me scrute attentivement. Son regard s’attarde sur ma poitrine.
 
 « Tu as des bagages ? »
 
 Je fais non de la tête.
 
 « Si tu veux prendre des affaires, c’est maintenant. »
 
 Je serre le mouchoir dans mon poing, le cache soigneusement dans ma poche. Je dois toujours faire pipi, mais l’homme semble pressé. À vrai dire, je n’ai pas envie de retourner dans cette maison qui ne sera jamais plus la mienne.
 
 Il se dirige vers la voiture. « Mets tes chaussures, on y va. La route est longue. »
 
 *
 
 J’agrippe trop tard le cuir du siège. Le virage est sec et mon crâne cogne contre la vitre