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Un couple

Author/Uploaded by Éliette Abécassis

« L’Été indien », Joe Dassin, paroles de Toto Cutugno, Vito Pallavicini, Pasquale Losito et Sam Ward, adaptation de Claude Lemesle et Pierre Delanoë, CBS Disques, 1975. « Histoire d’un amour », Dalida, paroles de Carlos Almarán, adaptation de Francis Blanche, in Gondolier, Disques Barclay, 1958. À Ethan, qui a inspiré ce livre. Paris, mai 2022 — Puis-je prendre place à côté de vous ? Le vieil ho...

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« L’Été indien », Joe Dassin, paroles de Toto Cutugno, Vito Pallavicini, Pasquale Losito et Sam Ward, adaptation de Claude Lemesle et Pierre Delanoë, CBS Disques, 1975. « Histoire d’un amour », Dalida, paroles de Carlos Almarán, adaptation de Francis Blanche, in Gondolier, Disques Barclay, 1958. À Ethan, qui a inspiré ce livre. Paris, mai 2022 — Puis-je prendre place à côté de vous ? Le vieil homme fixe le banc où est assise la femme qui se tient droite, l’air sérieux, une main posée sur sa canne ; le regard perdu vers l’horizon. Elle se tourne pour l’observer : il est beau avec ses cheveux poivre et sel, abondants pour son âge, coiffés en arrière. Son sourire éclaire son visage anguleux, émacié, sa peau est parsemée de petites taches et ses yeux sont d’un bleu intense ; celui de droite a une expression sérieuse et grave, celui de gauche est joyeux. — Je vous en prie, Monsieur, asseyez-vous. Il la salue d’un petit mouvement de tête, considère ses pommettes hautes, sa bouche colorée de rouge, sa peau fine et parcheminée, ses mains ridées, aux veines apparentes. Elle lui sourit avec bienveillance. Les cheveux coiffés en une savante mise en plis comme si elle sortait de chez le coiffeur, elle porte un pantalon léger et un twin-set en laine beige. Elle tente de se tenir droite, et de redresser son dos qui se voûte. Frêle, mince et vacillante, on dirait qu’elle va ployer comme un roseau. Ils sont au jardin du Luxembourg : c’est là qu’elle aime venir, toujours au même endroit, à droite quand on fait face au bassin, à côté des rangées de chaises vertes. À nouveau, elle regarde droit devant elle, l’air concentré. Son visage marqué par le temps, strié de rides profondes, reprend son expression sérieuse, comme si elle attendait quelque chose, ou quelqu’un. Seule, elle est sortie de chez elle, a remonté la rue Lhomond, descendu la rue d’Ulm jusqu’au Panthéon, puis elle a emprunté la fastueuse rue Soufflot jusqu’au jardin du Luxembourg ; avant de s’asseoir sur le banc où elle aime se reposer et rêver, devant le bassin où voguent les bateaux miniatures, téléguidés par les enfants. C’est ici qu’elle somnole, réfléchit et se plonge dans ses souvenirs. Dans sa jeunesse, elle empruntait la grande allée pour se rendre à la Sorbonne où elle étudiait, aux réunions féministes dans les cafés du Quartier latin et le soir aux clubs de jazz à Saint-Germain. Elle lève les yeux et considère avec intérêt l’homme qui a pris place à côté d’elle. Il est habillé d’une façon élégante, avec une chemise blanche sous un pull en V et un pantalon de toile beige : des couleurs lumineuses et discrètes en cette matinée de printemps où il fait clair et les journées s’étirent. Paris s’anime en vue des festivités de la commémoration de la Libération. Ce jour férié, beaucoup sont partis et elle aime la sensation de la ville vide : elle a connu bien des étés où régnait le silence dans les rues écrasées par la chaleur. C’était il y a longtemps, lorsque les saisons étaient encore des saisons, lorsqu’elles n’étaient pas encore passées les unes après les autres, si nombreuses et si pleines. Assis l’un à côté de l’autre, ils se tiennent avec raideur, se meuvent avec lassitude, et semblent perdus dans un monde à part, un sourire figé sur les lèvres. Ils font l’effort d’être présents, mais tout est plus lent pour eux qui ne voient ni n’entendent plus très bien – signe que le réel s’éloigne peu à peu, et la vie aussi. Il se tourne vers elle, lui sourit, avec tristesse et désolation. Elle le regarde, l’air perdu. Pourquoi a-t-il un hématome sous l’œil gauche ? Son insuffisance cardiaque lui rend la vie difficile. Il a glissé sur le tapis du salon. Pendant des heures, il est resté là, sans personne pour le relever. Après cette chute, il a eu des escarres et depuis, il se déplace lentement. Il a du mal à marcher, à cause de l’arthrose. Parfois il l’oublie, galope dans le couloir comme s’il était pressé et c’est ainsi qu’il a trébuché. Il est tombé de tout son long, s’est cogné la tête contre le coin de la table basse, en a gardé un stigmate autour de l’œil qui lui donne l’air d’un corsaire, d’un matador. Depuis, une aide à domicile vient l’assister mais il n’aime pas que d’autres touchent son corps devenu lourd, pesant et mou malgré sa solide charpente et sa musculature de nageur. Il n’entend pas bien, les piles du sonotone se vident trop rapidement et parfois on tarde à les lui changer : alors il est surpris par les bruits qui surviennent avec acuité, comme si le son était trop fort et qu’il lui parvenait dans un vacarme assourdissant, auquel finalement il préfère le silence. Sauf lorsqu’il regarde la télé, passionné par les innombrables chaînes d’information qui sont pour lui comme une fenêtre sur le monde, ce monde auquel il n’a plus tout à fait accès – sauf à travers les souvenirs : ceux qu’il aime évoquer, du temps où il contribuait à le bâtir et à le rendre plus habitable, à travers ses projets. Une école, un hôtel de ville, pas mal de maisons, des appartements, beaucoup de rénovations. Et ceux qui ne verront jamais le jour : les hôtels en Islande, en Amérique du Sud, des villas tout en verre, des tours insensées, érigées d’un coup de crayon sur ses planches d’architecte. Elle tend l’oreille : elle non plus n’entend plus très bien mais par coquetterie, elle refuse d’être appareillée. Architecte, un beau métier. Comment imagine-t-il ses habitations ? A-t-il des visions ? Où trouve-t-il son inspiration ? Aime-t-il le Bauhaus ? Elle s’interrompt alors que la sonnerie du téléphone retentit. D’un geste lent, elle l’extrait de son petit sac en cuir rouge, saisit aussi ses lunettes, qu’elle chausse pour appuyer sur les touches et prendre l’appel. Où es-tu ? Je m’inquiète, je

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