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Le client E. Busken

Author/Uploaded by Jeroen Brouwers

Du monde entier Jeroen Brouwers Le clientE. Busken roman Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham Gallimard ... tout d’un coup, je pense à ma mère. Je ne pense jamais à ma mère, morte il y a des décennies. Depuis, j’ai atteint un âge plus avancé que le sien. Je voulais dire... je voulais dire quelque chose ? Que me voici en dehors, au-delà du temps où nous étions encore tous deux là, ma mère e...

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Du monde entier Jeroen Brouwers Le clientE. Busken roman Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham Gallimard ... tout d’un coup, je pense à ma mère. Je ne pense jamais à ma mère, morte il y a des décennies. Depuis, j’ai atteint un âge plus avancé que le sien. Je voulais dire... je voulais dire quelque chose ? Que me voici en dehors, au-delà du temps où nous étions encore tous deux là, ma mère et moi, et qu’il n’y aurait aucune honte à ce que je l’aie oubliée. Je ne l’ai pas oubliée ; simplement, je ne pense jamais à elle. En un flash, son image m’est passée par la tête et a été instantanément évacuée. C’est ce que je voulais dire, je crois. Encore capable de trouver mes mots. Est-ce vraiment ma mère qui telle une étincelle d’éclair est apparue dans mon esprit, et pas quelqu’un d’autre – une autre femme ? En robe d’été, dans la chaleur fumante du soleil, sur une plage où je me trouve, moi aussi. Elle a les bras le long du corps, les doigts tendus. Toute la force de ses épaules et de ses bras afflue dans ces doigts, qu’elle tient écartés, pointés vers le sable, sur lequel son ombre est réduite à un cercle, autour de ses pieds. Maigre comme un squelette dans cette indienne à petits carreaux d’un jaune et d’un vert délavés. Elle étire ainsi ses doigts lorsqu’elle est en colère et avant de les serrer convulsivement en deux poings agités de tremblements. Il faut alors déguerpir. En tout cas, veiller à ses distances, car elle va frapper. Ce devait donc bien être ma mère, évacuée de ma pensée comme une déjection, mais elle avait le visage, la tête, la stature de quelqu’un d’autre, qui n’était pas nécessairement de sexe féminin. Vous pouvez fumer tranquillement vos bâtons de nicotine ici, me crie sœur Morton. « Vos tiges à cancer », pourrait-elle dire, mais on ne parle pas de cancer ici. Ne jamais dire cancer. Elle lève la tête, fixant ses regards là où l’on ne peut voir le ciel au-dessus des arbres. Les cimes des sapins remuent en tous sens sous un vent qui souffle depuis des jours – si fort hier et accompagné d’une pluie si virulente que tout le monde a dû rester à l’intérieur. Aujourd’hui le temps restera sec, affirme-t-elle. Ils prévoient du soleil. Ici, en bas, il n’y a pas de vent. Les freins sont-ils calés à fond ? Elle vérifie. Oui – cette voix de virago – vous êtes bloqué. Le fait est. Pour être bloqué, je le suis. Plus bloqué que les roues du fauteuil roulant, qu’elle a verrouillées, quelque part dans mon dos, hors de ma portée. Ces roues vont se remettre à tourner normalement, une fois débloquées. Moi, je ne suis pas comme ces roues car je ne peux plus rien faire, que voulez-vous. Seulement me tenir assis ou allongé. Et observer. Penser. Ruminer. Broyer du noir. Chercher mes mots. Voir des couleurs là où elles sont absentes, où, tout du moins, là où les autres ne les voient pas. À l’aide d’une sangle qui passe autour de ma taille, elle m’a immobilisé dans mon fauteuil. Il m’est impossible de défaire moi-même la boucle qui me comprime le nombril. Ma rage et ma révolte sont ramollies à coups de piqûres et de cachets. Seuls bougent mes mains et avant-bras. Comme j’arrivais encore à donner des coups de pied, ils ont fini par attacher mes jambes au fauteuil. Vous avez vos clopes ? Briquet ? Le sifflet est là, dans la poche gauche de votre chemise, Monsieur Busken. Si vous sentez que ça presse, soufflez dedans aussitôt. Afin d’éviter qu’un petit accident ne vienne à se reproduire. Elle ne se rend pas compte qu’elle crie, je crois. Elle est belle à voir, comme l’est cette autre femme, sur ce tableau, mais ses décibels me perturbent. Elle me regarde. Eh bien, Monsieur Busken ? Vous m’entendez. Monsieur Busken ? Vous pourriez répondre. Voilà qu’elle m’effleure la tempe, me donne de sa fine main fermée une tape sur l’oreille, légère mais bien sensible – un petit coup. De là l’étincelle qui, brusquement, me fait penser à ma mère. Elle regagne le bâtiment, l’institution, l’établissement, la garderie d’otages, bref la Maison Madeleine où se trouvent les vieillards déments qui pissent dans leurs couches et tout le toutim. Dans son pantalon, son petit cul ferme et galbé, comme du plastique moulé sous vide. Des mules aux pieds dans lesquelles on ne l’entend jamais arriver, pas plus elle que ses semblables. Silencieuses, inaudibles, elles sont toujours là soudainement, tels de blancs fantômes, ce qui, à chaque fois, vous donne quelques frissons. Droite dans l’uniforme neutre que porte le personnel de l’asile – son buste est même légèrement tendu vers l’arrière – elle marche en balançant ses bras ivoire, nus. Pour moi, quelle source de réconfort, de beauté que de la voir et de pouvoir la regarder – mais d’où lui vient cette voix qui a le timbre et la puissance d’un schofar, alors qu’elle sort de cette douce bouche et de cette gorge pareille à celle d’un cygne ? Quel âge peut-elle avoir ? La vingtaine bien avancée ? Davantage, mais certainement pas plus de trente-cinq ans. A-t-elle un amoureux ? Dans ses cheveux d’un blond moyen, coupés à la garçonne, quelque chose – feuille de buisson, d’arbre, pétale de fleur – s’agite au rythme de ses pas énergiques ; un petit bout de je ne sais quoi, une petite chose qui ondule. Il n’y a que quelques jours qu’elle est arrivée. J’ignore moi-même depuis quand je suis ici. Moi c’est Moniek, a-t-elle tonné lorsqu’elle est apparue à mon chevet pour la première fois à six heures et demie du matin et m’a réveillé. Et vous ? Farfouillant dans des papiers fixés par une pince à la planchette qu’elle tenait dans le creux de son bras : Monsieur Busken, c’est ça ? Vous êtes Monsieur E. Busken ?

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